Si Bleu


Elle l’a retrouvé hier,
Son petit carnet d’écolière
Où elle marquait, à dix ans,
Les coups de blues, les bons moments.

La couverture, couleur de jeans,
L’encre turquoise, l’écriture fine,
Mais elle n’a guère besoin de lire
Pour que reviennent les souvenirs.

Non, elle n’oubliera jamais
Pas même dans plusieurs années,
Le bleu de travail de son père,
Le bleu du regard de sa mère,
Le bruit d’une ceinture qui fend l’air,
Le bleu sur le corps de sa mère.

(Poèmes en Camaïeu, Ville de Quimper)
(Coup de cœur du jury, Médiathèque d'Olonnes)

De Porcelaine

Vingt ans.
Vingt ans passés auprès de lui, chaque jour, chaque semaine, chaque mois.
Demain, il y aura vingt ans qu’elle lui a dit oui. Pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur, pour elle, pas de doute : c’est Tom, leur fils de seize ans. Un bon garçon, studieux, qui ira loin. Etudiant à Lyon. Tom, son rayon de soleil.
Et le pire, aussi.
Elle le connait comme sa poche, après ces vingt années.
Elle sait reconnaître son pas, son souffle, la moindre mimique de son visage.
Elle sait reconnaître son odeur, et celle qu’il a quand il a fait un détour avant de rentrer du bureau.
Elle sait reconnaître, à sa voix, même au téléphone, si l’heure de retard pour laquelle il s’excuse est le fait d’une réunion tardive ou d’un rendez-vous plus intime.
Elle sait reconnaître qu’il a fait de ce mariage une parodie, une farce.
A son tour, elle en prépare une, de farce.

Une ultime larme roule sur sa joue, une larme de remord, une larme de femme amoureuse malgré tout. Une larme d’humiliation, quand elle pense à lui qui pense à une autre, qui en aime une autre.
Elle essuie cette larme, ses remords, ses regrets et referme le four.
Seule dans sa cuisine, en elle, un seul doute subsiste. Que dira-t-elle à Tom ?

Le plat repose sur la table, encore fumant. Pour l’occasion, elle a étrenné la jolie vaisselle en porcelaine, celle qu’il lui a offerte le matin même. Elle a adoré ce cadeau. Autant que de l’homme qui se trouve en face d’elle.
Ils partagent tous les deux le canard à l’orange qu’elle a préparé avec tant d’application.
Il mange avec appétit, il sourit, tendrement, comme avant les mensonges, comme avant l’autre femme.
Si elle ne savait pas tout ce qui se cache derrière ce sourire, elle lui arracherait l’assiette des mains, tomberait à genoux, en sanglots et implorerait son pardon. Mais elle sait.
Il mange avec tellement d’entrain qu’il ne remarque pas qu’elle-même ne touche pas à son assiette, qu’il ne remarque pas que le canard est un peu plus amer que d’habitude.
Elle le ressert. Il termine sa part.
Ce soir, ils se couchent ensemble pour la dernière fois.

Un sursaut. Elle se réveille, comme au milieu d’un cauchemar.
Elle reprend ses esprits et se dit que c’est sa conscience qui la ronge. A côté d’elle, il est là, étendu. Il respire encore, mais à peine.
Elle a besoin d’un remontant, un verre de lait par exemple. Elle se lève, marche jusque dans la cuisine et allume la lumière.

Elle s’approche du frigidaire, quand son regard est attiré par la table où dort le plat contenant les restes du canard à l’orange, qu’elle n’a pas eu le temps de jeter avant de se mettre au lit... Deux choses l’intriguent : le contenu du plat semble avoir diminué, tout d’abord, et puis il y a un morceau de papier déchiré bloqué en dessous du récipient de porcelaine.
Elle saisit entre ses doigts la note, ignorant la tâche de sauce qui a fait un cercle gras sur la signature, dont elle n’a pas besoin de toute façon pour reconnaître l’écriture légèrement penchée de son fils.

Bonsoir les parents,
J’ai voulu vous faire une surprise pour votre anniversaire et je suis rentré plus tôt de Lyon. Malheureusement mon train a eu du retard et vous étiez au lit quand je suis arrivé. On se verra demain matin !
Maman, comme toujours, ton canard est succulent…
Bisous, et bon anniversaire.

La feuille glisse de sa main et s’imprègne entièrement de sauce à l’orange trop amère.

(Concours - Semaine du Goût en Suisse - 1er prix)