Vingt ans.
Vingt ans passés auprès de lui,
chaque jour, chaque semaine, chaque mois.
Demain, il y aura vingt ans qu’elle
lui a dit oui. Pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur, pour elle, pas de
doute : c’est Tom, leur fils de seize ans. Un bon garçon, studieux, qui
ira loin. Etudiant à Lyon. Tom, son rayon de soleil.
Et le pire, aussi.
Elle le connait comme sa poche, après
ces vingt années.
Elle sait reconnaître son pas, son
souffle, la moindre mimique de son visage.
Elle sait reconnaître son odeur, et
celle qu’il a quand il a fait un détour avant de rentrer du bureau.
Elle sait reconnaître, à sa voix,
même au téléphone, si l’heure de retard pour laquelle il s’excuse est le fait
d’une réunion tardive ou d’un rendez-vous plus intime.
Elle sait reconnaître qu’il a fait
de ce mariage une parodie, une farce.
A son tour, elle en prépare une, de
farce.
Une ultime larme roule sur sa joue,
une larme de remord, une larme de femme amoureuse malgré tout. Une larme
d’humiliation, quand elle pense à lui qui pense à une autre, qui en aime une
autre.
Elle essuie cette larme, ses
remords, ses regrets et referme le four.
Seule dans sa cuisine, en elle, un
seul doute subsiste. Que dira-t-elle à Tom ?
Le plat repose sur la table, encore
fumant. Pour l’occasion, elle a étrenné la jolie vaisselle en porcelaine, celle
qu’il lui a offerte le matin même. Elle a adoré ce cadeau. Autant que de
l’homme qui se trouve en face d’elle.
Ils partagent tous les deux le
canard à l’orange qu’elle a préparé avec tant d’application.
Il mange avec appétit, il sourit,
tendrement, comme avant les mensonges, comme avant l’autre femme.
Si elle ne savait pas tout ce qui
se cache derrière ce sourire, elle lui arracherait l’assiette des mains,
tomberait à genoux, en sanglots et implorerait son pardon. Mais elle sait.
Il mange avec tellement d’entrain
qu’il ne remarque pas qu’elle-même ne touche pas à son assiette, qu’il ne
remarque pas que le canard est un peu plus amer que d’habitude.
Elle le ressert. Il termine sa
part.
Ce soir, ils se couchent ensemble
pour la dernière fois.
Un sursaut. Elle se réveille, comme
au milieu d’un cauchemar.
Elle reprend ses esprits et se dit
que c’est sa conscience qui la ronge. A côté d’elle, il est là, étendu. Il
respire encore, mais à peine.
Elle a besoin d’un remontant, un
verre de lait par exemple. Elle se lève, marche jusque dans la cuisine et
allume la lumière.
Elle s’approche du frigidaire,
quand son regard est attiré par la table où dort le plat contenant les restes
du canard à l’orange, qu’elle n’a pas eu le temps de jeter avant de se mettre
au lit... Deux choses l’intriguent : le contenu du plat semble avoir
diminué, tout d’abord, et puis il y a un morceau de papier déchiré bloqué en
dessous du récipient de porcelaine.
Elle saisit entre ses doigts la
note, ignorant la tâche de sauce qui a fait un cercle gras sur la signature,
dont elle n’a pas besoin de toute façon pour reconnaître l’écriture légèrement
penchée de son fils.
Bonsoir
les parents,
J’ai
voulu vous faire une surprise pour votre anniversaire et je suis rentré plus
tôt de Lyon. Malheureusement mon train a eu du retard et vous étiez au lit
quand je suis arrivé. On se verra demain matin !
Maman,
comme toujours, ton canard est succulent…
Bisous,
et bon anniversaire.
La feuille glisse de sa main et
s’imprègne entièrement de sauce à l’orange trop amère.
(Concours - Semaine du Goût en Suisse - 1er prix)