Chapitre 33 / 34 / 35

33


Quand nous nous retrouvons, le lendemain, tous ensemble, l'ambiance est plus que morose. Les sourcils de Zach semblent ne plus jamais vouloir revenir à leur position initiale. Jordan, qui arbore depuis peu une natte fine dépassant de sa queue de cheval, mâchouille cette petite tresse d'un air distrait. Même Chris, si chic habituellement, se tient avachi dans un vieux t-shirt délavé et troué.
-Comment le dire sans vous vexer, les gars... Vous faites flipper, là.
Ma tentative ne donne rien. Romy, qui m'a accompagnée à l'étage, pose sa main sur mon épaule.
-Ils sont comme ça depuis qu'on est rentrés, cette nuit. Ils ont dormi sur leurs banquettes, si toutefois ils ont fermé l'œil...
Elle dépose la bouteille de soda et le paquet de biscuits qu'elle montait pour notre goûter. Je la remercie et tandis qu'elle s'éloigne en soupirant, je verse à chacun un gobelet. Ali prend timidement le sien, et s'installe en silence sur un coussin.
Je vide le mien et m'assois entre Chris et Jo.
-Vous auriez préféré qu'ils vous engagent, mais en vous demandant de devenir une version plus jeune des Four Me Dable et autre ?
-Hors de question ! vocifère Zach.
-Alors tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, je lance en soutenant son regard noir. Rien n'arrive par hasard. Vous avez la chance de savoir ce que vous voulez et ce que vous ne voulez pas. Vous n'êtes pas prêts à tous les sacrifices pour réussir. Il faut juste se dire que ce n'était pas le bon moment.
-Qu'est-ce qu'on fait alors ? On attend qu'un mystérieux producteur frappe à notre porte un jour prochain ?
-Exactement. Mais en attendant, on continue de bosser.
Zach grimace.
-Inutile. Je suis trop furieux pour composer quoi que ce soit d'autre, en plus.
Je me lève et me place en face de lui, essayant d'avoir le plus d'aplomb possible.
-Justement, tu ne crois pas que c'est le mieux à faire, de te servir de cette colère pour composer ? Tout peut se contenir avec l'écriture, ta rage, ta tristesse...
-C'est déjà fait.
Il se met debout et me fait signe de le suivre, et je m'exécute, sous le regard ébahi des trois autres. Je suis assez décontenancée moi aussi, qu'il mette si ouvertement les autres à l'écart, mais s'il est aussi motivé au sujet d'une nouvelle chanson, je demande à voir. Il ferme la porte de sa chambre et m'observe une seconde. Son expression est indéchiffrable.
-Tu voulais me jouer une nouvelle compo ?
-Pas exactement. J'ai enregistré la mélodie au piano sur cette cassette, tu vas l'écouter au casque, corrige-t-il.
De cette manière, en effet, personne derrière la porte n'aura le loisir d'entendre le morceau. Je pose le casque sur mes oreilles, de plus en plus intriguée. Zach déclenche son lecteur. Très vite, la chanson me met mal à l'aise. Rien à voir avec le piano, dont je découvre qu'il joue tout aussi bien... Mais l'ambiance de cette chanson me surprend. De toutes ses compos, c'est de loin le morceau le plus triste qu'il ait fait. La ligne mélodique qu'il fredonne sur cet enregistrement, me fait frissonner, comme si elle résonnait dans ma tête avec des souvenirs désagréables et mélancoliques.

Je ravale ma salive, me donne un peu de contenance :
-Et tu veux qu'on parle de colère sur ce titre ?
-Non, dit Zach, sûr de lui. C'est une chanson d'amour.
Son ton ne laisse place à aucune équivoque, il ne plaisante pas. J'ai peur de ne pas comprendre.
-Une chanson de rupture, probablement ?
-Pas vraiment. Plutôt de... jalousie.
Il prononce ce dernier mot comme s'il était lourd de sens, comme s'il tentait de lire en moi les images générées par ce terme. Quelques semaines auparavant, il m'aurait évoqué Zoé. Mais maintenant...? J'ose lui demander de mieux m'expliquer sa pensée.
-Cette chanson parle d'un couple. Et d'un autre homme qui gravite autour.
Bon. Ok. Pendant une seconde, je m'imagine lui dire qu'il serait préférable de composer sur son énervement envers les pontes du label Moonlight. Au lieu de cela, je lui demande un papier, un stylo, ainsi que de rembobiner la cassette...






34


-Il faisait toujours une tronche de six pieds de long quand on est rentré.
Je me confie à Alex, au lieu de plancher avec elle sur un passionnant exposé de géographie sur les ressources de l'Allemagne.
-Je te trouve excessivement patiente avec lui, il a un sale caractère !
-Que veux-tu…
Je lui souris, tout en me disant qu'elle n'a pas tort. Aussitôt, je le visionne dans mon esprit, l'image de son sourire dissipant notre dernier échange dans la mauvaise humeur. Je le revois avec sa basse, chantant à tue-tête, communicatif, heureux.
-Il peut être tellement agréable, quand il s'en donne la peine.
Alexandra retourne à son livre d'un air dépité.
-Faut qu'on termine ce devoir stupide avant qu'ils n'arrivent.
Je zieute ma montre. Les garçons nous rejoignent dans une petite heure pour aller au ciné. Je reprends donc la rédaction du paragraphe sur l'industrie automobile germanique. J'ai à peine le temps de terminer trois lignes qu'Alizé claque la porte d'entrée. Elle dépose le courrier sur la table où Alex et moi travaillons, bruyamment, cherchant à intercepter mon regard.
-Ali, tu sais que je n'y suis pour rien !
Ses yeux s'assombrissent et elle monte sans un mot vers sa chambre. Alex hausse les épaules.
-Elle va bouder aujourd'hui, et demain elle sera passée à autre chose.
Le problème ? Le ciné d'aujourd'hui est une idée de Chris, qui tient absolument à aller voir un film d'horreur. Interdit aux moins de treize ans. Maman a été catégorique en interdisant à Alizé de nous accompagner.
Je m’attèle à conclure mon paragraphe en cours et bâcle les suivants.

 La sonnette de l'entrée retentit alors que je commence à rédiger ma conclusion. Je cours ouvrir, découvrant Jordan derrière la porte.
-On arrive !
Alex attrape sa veste et son sac, alors que je regroupe à la va-vite mes affaires sur un coin de la table. A côté du courrier. Une enveloppe dépasse des publicités. Le logo familier frappe mon regard. Je m'empresse de la glisser dans ma poche. Alexandra n'a rien vu. Je crie dans l'escalier à l'attention de ma sœur que nous y allons et nous rejoignons Romy et les garçons dans la voiture.

Devant le ciné, Chris se montre impatient.
-On doit aller chercher les places en vitesse, le film démarre dans cinq minutes !
-Fais la queue avec Zach pour les tickets. Nous, on te file toutes nos pièces d'identité. Jo et Alex, vous allez prendre le popcorn. Et moi je vais aux toilettes.
Tout en parlant, j'ai donné un billet à Chris et Jordan pour l'achat de mon ticket et du popcorn, et je m'échappe vers les sanitaires sans plus d'explication. Je referme la porte, la lettre en main. De ma main libre, je presse la chaîne en argent de Papa... Le souffle court, je me lance et ouvre le courrier.

Quand je sors des toilettes, mes quatre amis attendent, plantés devant la porte. Jordan a même l'air anxieux. Je cède à ma première impulsion et l'étreint.
-Mon texte est retenu pour le Printemps des Poètes, dis-je dans un murmure.
J'ai parlé si bas qu'Alex, pourtant juste à côté, s'exclame :
-Qu'est-ce qui se passe ?
Jordan, aussi heureux que moi, répond à sa question en me tenant toujours serrée contre lui.
-Mais c'est génial ! Prête-la moi un peu ! s'écrie-t-elle en m'étreignant à son tour.
Impossible de dire ce que je ressens, tant d'émotions se bousculent dans ma tête. Chris me félicite aussi, d'un baiser sur le front, en rappelant cependant que nous avons une séance sur le point de démarrer. Nous nous précipitons, hilares, jusqu'à la bonne salle. Les bandes-annonces n'ont pas encore débuté. Je me retrouve assise entre Jordan et Zach.
-Pour un film d'horreur, rien de tel que d'être entouré de jolies filles ! s'exclame mon meilleur ami, en passant un bras sur mon épaule et celle d'Alex, à sa droite.
Zach émet un espèce de grognement. Je suis d'une humeur telle que je me sens prête à lui rentrer dedans.
-Tu ne me félicites pas ?
-Bien sûr que si ! Mais je ne sais même pas de quoi parle ton texte ou ton concours...
Effectivement.
-C'est un concours annuel de poésie. Je participe pour la première fois, avec le thème du racisme. Sauf que je me suis trompée en envoyant mon dossier et je suis sélectionnée dans la catégorie adulte.
-Tu as déjà le classement ? questionne Chris.
-Non, la lettre stipule que je fais partie des cinq lauréats. Ils précisent que je devrais lire ma création le jour de la cérémonie de remise de prix. Il n'y a pas plus de détail dans la lettre.
-Je peux la voir, la lettre ? demande Zach.
Je sors le papier de ma poche, observant sa mine concentrée. Zach, si tu savais l'effet que m'inspire ton regard sombre, tes sourcils froncés... Je souris de cette audacieuse pensée. Je me sens tellement bien, tellement forte en cet instant. La lumière de la salle s'éteint soudain.
-Tiens, marmonne mon voisin de gauche en me rendant mon courrier.
Nos doigts s'effleurent. Je savoure cette seconde d'électricité.





35

Près de lui, le film n'avait plus grand chose d'effrayant. Je m'aperçois sans surprise que j'ai à peine entamé mon popcorn.
-Oh, super ! s'exclame Jordan en récupérant le gobelet. T'avais pas faim ?
J'éclate de rire. Je me tourne vers Zach, le regard rivé vers l'écran, déchiffrant le générique de fin.
-Le film t'a plu ?
-Oui. Tu as lu ce qu'ils indiquent dans ta lettre ? Sur la présentation de ton texte ?
Je ne vois pas de quoi il parle. Et bien qu'une voix en moi me hurle à plein poumon de cesser immédiatement de le dévisager, je bloque. A-t ‘il pensé à mon concours pendant toute la projection ?
-Ils ont écrit qu'il te laissait libre de la présentation orale, précise-t'il.
La salle de cinéma continue de se vider et je décide de relire ma lettre en patientant. Je repère la mention dont il est question. "Tous modes de communication"... "à la libre appréciation du candidat"... "un comédien sera mis à disposition pour une lecture si l'auteur ne souhaite pas s'exprimer lui-même". Jordan qui lit par-dessus mon épaule, demande si j'ai déjà une idée.
-J'ai le temps ! La cérémonie est fin avril !
-Dans un mois et demi, coupe Zach. Ce qui va arriver vite.

Nous quittons nos sièges pour le hall bondé. Bryan nous attend déjà à l'extérieur. Nous saluons Alex, qui rentre en bus jusqu'à chez elle. Dans la voiture, Chris et Jordan racontent à leur père le récit sanglant du film - aucune de ses images ne m'a marquée, à vrai dire. 
Zach et moi restons silencieux. Je m'interroge sur le concours mais aussi sur l'intérêt surprenant de Zach à ce sujet. Je ne peux aussi m'empêcher de me demander s'il y songe encore, en cet instant.

Quand nous arrivons chez moi, j'ai à peine eu le temps d'enlever ma veste que Jordan annonce à toute la famille la bonne nouvelle concernant le concours. Les félicitations pleuvent et me gênent. Et si le courrier était une erreur ? Si je recevais dans trois jours une lettre d'excuses, disant qu'une secrétaire peu attentive m'avait adressé le courrier d'un autre candidat ? Je tente d'éloigner cette pensée et m'efforce de sourire aux compliments de mes proches. Même Ali a retrouvé sa bonne humeur...

Au terme d'un nouveau dîner enjoué, je m'éclipse un instant dans ma chambre. Au rez de chaussée, les cris de chacun résonnent, un jeu de société se prépare. Je m'isole un instant pour absorber toutes les émotions de la journée, avant de rejoindre la partie. La lettre une fois rangée dans mon tiroir habituel, je reste un instant assise sur mon lit, jouant du bout des doigts avec la chaîne de mon père. Il s'écoule une minute, peut-être deux. Je quitte mon sanctuaire, ferme la porte. Zach se tient derrière moi, dans la pénombre du couloir. Plus proche qu'il ne l'a jamais été.
-J'ai une idée pour la présentation de ton texte.
Il parle si bas que je devine à peine ses paroles. J'hésite à m'approcher, mais un pas de plus et nous serions l'un contre l'autre. Je me concentre sur ce qu'il dit, et non pas sur ce qu'il est...
-Je vais composer un accompagnement avec ma basse pour que tu lises par-dessus.
-Oui, très bonne idée.
-Tu en es où sur la chanson de la semaine dernière ?
Ah. Parlons-en. J'ouvre à nouveau la porte de ma chambre, allume la lumière et lui fait signe d'entrer. Le brouillon du texte est posé sur mon bureau. Je m'assois sur le lit, constatant qu'il préfère quant à lui, rester debout en me lisant. Il secoue la tête.
-Quoi, j'ai fait des fautes de syntaxe ? je demande.
-Un peu, mais ce n'est pas vraiment le souci. Les paroles, elles ne sont pas dans l'esprit de ce que j'avais imaginé.
-Zach... Je ne comprends pas où tu veux en venir avec cette chanson. Pour que je mette des mots sur ton idée... Il me faudrait plus de précision sur ce que tu envisages, comment tu perçois la chanson, ce qu'elle est supposée être ?
Il me toise.
-Tu n'as jamais eu de sentiments envers quelqu'un en sachant pertinemment que tu n'aboutirais à rien ?
Un courant d'air glacial s'infiltre en moi. Je ne parviens pas à répondre, ni même plus à le regarder. J'entends à peine quand il se sent obligé de préciser que c'est bien de cela que parle la nouvelle chanson.
-Les autres vont nous attendre, conclut-il en ouvrant une nouvelle fois la porte.




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