Chapitre 1 / 2 / 3


1



Pour la seconde fois, le klaxon retentit, résonnant dans toute la maison. "Oui, ça va, j'arrive", dis-je à mon seul auditeur,  mon reflet, dans le large miroir de la salle de bains. Je donne un dernier coup de brosse à mon carré de cheveux châtains. J'hésite un instant à me mettre une pointe de mascara, mais je renonce et descends en attrapant une veste au passage. Dans la voiture, ma mère patiente en souriant. A côté d'elle, ma sœur Alizé, semble beaucoup moins enjouée, et beaucoup plus pressée.
-A cause de toi, on va être en retard...
-Ouh, le drame absolu... On n'est pas à la minute, quand même !
-Les filles !
Ma mère, la zénitude incarnée, ne supporte pas la moindre hausse de ton entre nous. Ma sœur et moi, on a trois ans d'écart, mais on ne pourrait être plus différentes. Avec sa longue chevelure blonde et ses yeux clairs, elle est une réplique miniature de ma mère. Nos caractères aussi divergent : extravertie et coquette, parfois un peu trop du haut de ses dix ans, elle a squatté la salle de bains plus d'une demi-heure, armée de son fer à friser et d'une bombe de laque. Sa nuque bouclée explique mes cinq minutes de retard !
-Je voulais juste souligner qu'il n'était pas primordial de se pomponner à ce point...
Alizé me lance un regard noir alors que la voiture tourne au coin de la rue.
-Excuse-moi de vouloir être présentable...
Une chance que ma mère ne l'autorise pas encore à porter de maquillage, sans quoi elle aurait sans doute profité de l'occasion pour se tartiner avec les tubes de gloss et de rimmel que je n'utilise qu'avec beaucoup de retenue.
-Tu crois que c'était vital ? C'est juste un dîner.
Ma sœur hausse les épaules et entonne pour la dixième fois son couplet sur le dîner, combien c'est important, que nous devons nous réjouir de retrouver de vieux amis et les accueillir le mieux possible dans ce pays qui leur est étranger.
-Je te rappelle qu'ils ont vécu en France assez longtemps, ils ne sont partis que sept ans. Ce qui fait que toi, tu en avais trois et que tu es donc trop jeune pour te souvenir de tes "vieux amis".
-Oui, mais Maman m'a montré les photos.
Dans ce cas... Je ne vois pas quoi ajouter ! Ma mère, quant à elle, chantonne en nous écoutant d'une oreille distraite. Elle paraît si heureuse... Je ne l'avais pas vue comme ça depuis un moment. Trop longtemps. Les vieux amis, ce sont surtout ceux de Maman. Sa meilleure amie, Romy, surtout.

Romy est originaire des Etats-Unis. Ma mère et elle se sont connues à Paris, où elles faisaient leurs études. Ensemble, elles ont tout fait. Elles ont fêté leurs diplômes, été demoiselles d'honneur à leurs mariages respectifs... Romy est ma marraine. Je la connais pourtant assez peu, car il y a quelques années, elle est repartie pour les Etats-Unis avec son mari, Bryan, et leurs enfants. Entre temps, les conditions de travail de Bryan ont changé. Et entre temps, les choses ont aussi changées, pour nous. Romy a finalement pris la décision de revenir, de s'installer, afin que nos familles se rapprochent. Ce soir, ce sera donc un dîner de retrouvailles.

La voiture s'engage à présent dans une allée. Nous ne sommes qu'à dix minutes de chez nous, mais déjà loin des quartiers résidentiels. On dirait une sorte de hameau, avec une poignée de maisons disséminées à plusieurs dizaines de mètres les unes des autres. La dernière, au bout, est notre destination. C'est une grande bâtisse blanche, rappelant une ancienne ferme mais fraîchement réhabilitée. Le terrain autour est vaste, recouvert d'un gazon encore bien vert, parsemé de feuilles arrachées par l'automne.

Ma mère coupe le moteur. J'ai à peine claqué la portière de la voiture que ma marraine surgit par la porte d'entrée et se précipite vers nous. Plus exactement, vers moi. Ma mère et elle ont déjà passé la semaine ensemble, pour aménager la nouvelle maison, et que tout soit prêt pour le dîner de ce soir. J'accueille Romy dans mes bras. Elle est aussi rayonnante que sur les photos, et que dans mon souvenir. Ses cheveux courts et d'un orange flamboyant, ses yeux pétillants, sa taille menue et ses fossettes constellées de taches de rousseur, Romy ressemble à un joyeux lutin.
-Ma puce, ce que tu es grande !
Je souris. J'ai toujours adoré son accent prononcé. Elle me contemple pendant quelques secondes, caressant ma joue comme elle le faisait quand j'étais petite. Puis elle étreint également Alizé, qui paraît soudain bien plus réservée et discrète. Romy nous est à la fois si familière et si inconnue...
Durant toutes ces années, les échanges ont été minces. Maman s'autorisait parfois un coup de téléphone, se limitant à cause du coût exorbitant des communications à l'internationale. Les principales nouvelles arrivaient par courrier. Romy n'a jamais manqué l'envoi d'une seule carte de noël, ni aucun colis d'anniversaire. Avec assiduité, je lui ai répondu. Mais en sept ans, nous ne l'avons revue qu'une seule et unique fois. Après l'accident.
Je sais qu'elle a été le plus grand soutien de Maman. C'est donc une bonne chose qu'elles puissent à nouveau être proches et partager de bons moments. Je suis contente aussi d'avoir l'occasion de la connaître mieux qu'au travers des souvenirs, de ma mère, de photos et de cartes postales.
Maman et Romy s'embrassent à leur tour, puis bras dessus bras dessous, se dirigent vers la maison. Romy nous fait signe de les suivre et d'entrer.

Nous voici dans un salon spacieux et coloré : un canapé d'angle rouge, une table basse assortie, des coussins et des poufs dans différentes nuances de violet... Un peu plus loin, entourée par d'imposantes étagères encore vides, une grande table qui comporte seulement trois couverts. Romy interrompt ma seconde d'interrogation :
-Bryan sera là dans un quart d’heure... Les filles, vous faites comme chez vous ! La table est mise dans la cuisine. On a décidé de vous laisser entre jeunes, les garçons vous attendent pour manger.
Alizé emprunte sans hésiter la direction indiquée par ma marraine, tandis que je prolonge cet instant dans le salon, comptant du regard les quelques cartons qui siègent au pied des étagères. Romy s'approche de moi et me serre à nouveau dans ses bras.
-Tu n'as pas hâte de les retrouver ? Je ne me souvenais pas que tu puisses être timide.
-Je ne suis pas timide, je... je me disais que cette couleur de canapé, c'est vraiment sympa.
Pourquoi les excuses qui me viennent à l'esprit les premières sont les pires ? Romy continue de sourire, lançant un regard complice à ma mère.
-Je suis sûre que vous allez très bien vous entendre. Comme avant.
-Oui, j'en suis certaine aussi.
Alors que je fais mine de suivre Alizé, Romy effleure ma main, une brève pression comme pour me rassurer.
-Livia ? Je suis vraiment heureuse que nous ayons tous la chance de mieux nous connaître. Mieux vaut tard que jamais...
Je hoche la tête. Je crois qu'il ne me reste plus qu'à rejoindre la cuisine à mon tour.





2


A mon arrivée, je remarque que les couleurs dominantes sont les mêmes : les meubles d'un rouge flamboyant, la table avec sa nappe parme et le service violine, à l'exception d'un énorme four noir d'où émane une bonne odeur de poulet rôti. Je remarque ma sœur, qui tortille nerveusement l'une de ses boucles artificielles, l'air gênée. Et je remarque le silence.

Les trois garçons sont là. Rangés du plus petit au plus grand, comme les Dalton. Nos regards s'évitent : doit-on se présenter ? Comme si nous ne connaissions pas nos prénoms respectifs...
Par réflexe, je me rapproche un peu de ma sœur, lorsqu'enfin le silence est rompu par un bruit de gorge raclée.
-Mmh... Hey, les filles... Vous voulez quelque chose à boire ?
Jordan. Le plus jeune des trois frères.
-Oui, bien sûr, merci !
Je me suis empressée de répondre pour ne pas retomber dans le même calme inconfortable qu'il y a une minute. Tandis qu'il remplit nos verres de soda, j'observe Jordan. Avant leur départ pour les Etats-Unis, il était l'un de mes plus proches camarades. Nous sommes nés à une semaine d'intervalle et nos familles faisant quasiment tout ensemble, nous étions élevés comme frère et sœur. Comme je l'ai vu sur les photos, désormais ses cheveux sont longs, d'un blond légèrement plus foncé que lorsque nous étions plus jeunes. Alors qu'il s'avance vers moi, me tendant mon verre, j'esquisse un sourire, qu'il me rend. J'imagine que ce n'est pas le bon moment pour lui expliquer que, le temps a passé, mais je le dépasse toujours de quelques centimètres ! Je me souviens que cela le faisait enrager autrefois. Je retrouve ces souvenirs en même temps que son visage, un peu vieilli mais familier, les taches de rousseur héritées de sa mère, le minuscule écart entre ses dents de devant, les yeux d’un bleu éclatant.

Suivant son exemple, les deux ainés désignent la table, nous indiquant nos places. Jordan se place face à Alizé, je me retrouve face à Christopher. Un bref calcul mental me rappelle qu'il doit avoir dix-sept ans à présent. Jordan et lui se ressemblent beaucoup, à l'exception des cheveux, bien plus courts et qui ondulent en boucles châtain sur son visage un peu plus fin, plus allongé.
En bout de table se tient le dernier de la fratrie. A l'époque, il était déjà le plus discret, ce qui ne semble pas avoir beaucoup changé. Zach, quinze ans, se désintéresse visiblement de la conversation, captivé par les bulles du soda contenu dans son verre. Des mèches blondes s'échappent de sa queue de cheval faite à la va-vite, masquant son regard sombre, perdu dans le vague. Son nez penche légèrement sur la gauche, et il me revient à l'esprit une remarque de ma mère, il y a deux ou trois ans, comme quoi Zach s'était cassé le nez. Je l'observe quelques secondes. Des trois frères, c'est lui qui a l'air le plus changé. Je me rappelle que nous nous entendions bien, à l'époque. Pas autant qu'avec Jordan, mais, nous étions assez complices. Alors qu'il semble si sérieux, maintenant, presque contrarié...

-Attention, attention ! Chaud devant, s'exclame Chris, en déposant sur la table un plat fumant de morceaux de poulet pané.
L'odeur, exquise, fait remonter à la surface encore bien des souvenirs, car cette recette de ma marraine était de loin le plat que je préférais étant enfant, ça et...
-Ne vous gavez pas, en dessert, il y a de la pecan pie, déclare Romy qui vient de faire irruption dans la cuisine.
Je lui adresse un sourire radieux. Mon "menu spécial" est de retour en même temps que la famille Carrisford. J'avais tort, toute cette semaine, de ne pas m'enthousiasmer davantage. Pas tellement pour la nourriture, mais pour ce sentiment d'appartenir à une famille. Plus exactement, cela me ramène à une époque où Maman, Alizé et moi n'étions pas seules. A une époque où le cocon était plus grand... Romy semble inspecter brièvement que tout est en ordre : que le poulet est bien cuit, que ses garçons ne se comportent pas comme des sauvages et nous ont bien offert à boire, puis elle repart dans le salon, une bouteille de vin à la main.

Chris termine de nous servir de copieuses rations de volaille, à laquelle s'ajoutent des pommes au four. Jordan a déjà recouvert sa garniture d'une épaisse couche de sauce orangée. Alizé, écarquille les yeux devant son assiette trop pleine -mon dieu, je vais prendre deux kilos rien qu'en regardant toutes ces calories- et sa moue s'accentue dès lors qu'elle lève la tête sur la part dégoulinante de sauce de son voisin d'en face. Jordan lui tend le flacon.
-Sauce barbecue ?
-Non, merci ! dit-elle en secouant vigoureusement la tête.
Ce n'est pas perdu pour tout le monde, Chris retire la bouteille des mains de son frère pour en asperger ses propres pommes de terre. Puis il enfourne une grande quantité de nourriture dans sa bouche, fermant les yeux dans un moment de délectation.
C’est à ce moment que la porte d’entrée claque. Les éclats de voix joyeux qui parviennent du salon laissent deviner que c’est Bryan qui vient de rentrer.
Effectivement, l’instant d’après, le père des trois garçons fait irruption dans la cuisine. Il nous salue chaleureusement. Son accent est encore plus fort que celui de Romy, et il ne prononce en français que des phrases simples et courtes, mais son immense sourire suffit à traduire sa joie que nous soyons réunis. La ressemblance avec Chris est fulgurante, à la seule différence qu'il porte une petite moustache, fine et élégante.
Il prend quelques secondes pour raconter à ses fils sa journée. En anglais. Je ne saisis pas tout, avec mon niveau scolaire… Seulement qu’il est question de meubles à recevoir, et d'un déplacement professionnel en Angleterre.

Lorsque Bryan quitte la cuisine, chargé du second plat de poulet pour leur propre table, je songe que mon anglais pourrait progresser bien plus vite qu’avec ma classe.
-Vous allez avoir des supers notes en anglais, quand vous reprendrez les cours.
-Euh, oui... mais nous n'allons pas en cours.
Alizé semble ahurie, et mon expression ne doit pas être éloignée de la sienne. Voilà bien une info que Maman n'a pas mentionnée souvent...!
-Comment ça ?
-On a toujours étudié à la maison, explique Jordan, depuis qu'on avait quitté la France. On reçoit nos cours par correspondance. Impossible de faire autrement, avec le boulot de Papa.
Bryan Carrisford travaille pour une grande filiale d'hôtellerie de luxe.
-Oui, reprend Chris, en fait quand nous étions là-bas, nous le rejoignions tous les trois mois sur les lieux où il aidait à implanter un nouveau complexe hôtelier. C'était plutôt cool, parce que ça changeait régulièrement d'endroit et ça nous faisait un peu comme des vacances dans des lieux différents à chaque fois, des villes qu'on n'aurait sans doute jamais pu découvrir sans ça... Orlando, Vegas, Atlanta, Dallas, New York, il y a même une fois où on est resté une petite semaine à Cancun, c'était sympa.
Je comprends mieux soudain pourquoi j'ai reçu toutes ces cartes postales de Romy en provenance de toutes ces villes...
-Du coup, impossible de suivre une scolarité normale, continue Chris. Maintenant qu'on est ici, on bougera beaucoup moins. Notre père a eu une promotion, il est maintenant en charge de l'implantation de la chaîne d'hôtels sur l'Ouest de l'Europe. Il voyagera toujours beaucoup, mais sur des durées beaucoup plus courtes. On ne partira pas systématiquement avec lui.
-Donc, vous pourriez aller au collège ou au lycée ?
-Non, merci ! s'esclaffe Chris. Je me suis trop habitué !
-On n'est pas non plus des anti-socials, assure Jordan, tout en saisissant un gros bout de poulet qu'il avale avant de se lécher les doigts. Mais à en juger par les têtes que vous faisiez tout à l'heure, on ne râte rien.
-On dit anti-sociaux, le coupe Zach. Et la seule raison pour laquelle, toi, tu ne vas pas à l'école, bien que tu en aies besoin, c'est parce qu'il te renverrait à la maison illico, tu manges comme un porc...
-Tu sais ce qu'en pense mon majeur, rétorque Jordan avec un clin d'œil.
Je prends conscience de la complicité qui unit ces frères. Les liens qu'ils ont pu tisser au travers de cette existence où ils ont été ensemble, de villes en villes... Quand je pense à ma petite sœur, même si j'éprouve un réel désir de la protéger, je ne me sens pas particulièrement proche d'elle, nous nous parlons rarement des choses qui nous tiennent à cœur. Je devrais peut-être faire plus d'effort dans ce sens.



3


Nos assiettes sont vides, nos verres aussi. Je n'ai plus faim, mais par gourmandise, je me laisse tenter par une part de la fameuse pecan pie de Romy... Exquise. J'en prendrais presque une seconde part si je n'étais pas à deux doigts d'exploser... Sur ce point, Jordan et Chris ne se font pas prier, tandis que Zach remplit le lave-vaisselle, toujours peu loquace.
-On monte ? propose Chris après un dernier coup de langue sur son assiette à dessert.
Nous traversons le salon, saluant au passage les trois parents qui nous remarquent à peine, perdus dans l'hilarité des souvenirs qu'ils évoquent. De là, un couloir, puis un escalier mènent à l'étage. Un second salon, dont la déco reste à faire, donne sur quatre portes, dont trois chambres minuscules, l'autre la salle de bains.
-Au moins ici, nous avons chacun la nôtre, indique Jordan en poussant le porte d'une des trois.
Le lit occupe principalement tout l'espace. Une petite commode se tient en face, avec une chaîne-hifi et un immense poster de la "Guerre des étoiles" comme fond mural. Celle de Zach, meublée à l'identique, est encore totalement neutre.
-Pas encore reçu mes cartons... marmonne-t ‘il en haussant les épaules.
La dernière chambre, celle de Chris, est à peine plus grande que les deux autres, mais paraît bien plus encombrée car là où les autres ont leur commode, lui a une grande armoire de bois clair.
-Chris est très coquet, me souffle Jordan à l'oreille.
Je remarque aussi, à côté du lit, une petite table de chevet avec une de ces lampes que j'aime beaucoup, avec des grosses bulles de lave verte qui remontent le long d'un tube en verre, et au pied de la table de chevet, un étui long, customisé de plusieurs autocollants et dont la forme ne laisse planer aucun doute sur son contenu.
-Tu joues de la guitare ?
-Je commence à me débrouiller, répond Christopher.
-Tu parles ! Tu t'en servais principalement pour impressionner les filles, lance Zach.
-Ah, parce que toi, quand tu joues, c'est par amour de l'art ?
Zach hausse à nouveau les épaules. Une manie, chez lui, décidément. Je me tourne vers Jordan.
-Toi aussi, tu en joues ?
-Non, pas de guitare pour moi... J'ai essayé, et c'était la cata... Mais maintenant que nous avons la place nécessaire, je vais bientôt recevoir un instrument que Papa m'a promis il y a bien longtemps...
-Un piano ?
-Une batterie.
-Super ! Au moins, vous n'aurez pas de voisins qui se plaindront du boucan...
L'idée de jouer de son propre instrument me plaît bien, sans pour autant que je me sente la patience de me lancer moi-même. J'ai mon propre hobby, l'écriture, depuis quelques années maintenant. Mais avec un peu de temps, ça doit être tellement sympa de gratouiller quelques accords…  J'hésite un peu, et demande timidement à Zach et Chris de nous interpréter un petit quelque chose. Zach semble réticent.
-Je n'ai plus ma guitare... La mienne était vraiment de mauvaise qualité. Du coup, je vais probablement aller en prendre une autre quand on ira en ville pour la batterie de Jo.
Tous nos espoirs se tournent donc vers Chris, qui paraît moins gêné que son frère. Il déballe l'instrument de son étui et nous nous installons tant bien que mal dans le petit salon, assis sur des coussins posés sur le sol, Chris légèrement surélevé sur un des cartons encore fermé. Balayant son public du regard, il prend tout de suite son rôle très à cœur.
-Merci à tous mes fans d'être venus ce soir, si nombreux, pour ce show exceptionnel.
Puis, très concentré, il caresse avec douceur les cordes de la guitare. La mélodie est tout simplement merveilleuse. Alizé le fixe avec stupeur.
-C'est magnifique...
-Merci, grimace Chris, j'ai composé cette broutille un soir de solitude, il y a peu...
A en juger par le gloussement de Jordan et l'air exaspéré de Zach, ce ne doit pas être la totale vérité.
-Je déconne, c'est le solo d'un titre de Metallica ! Mais, continue t'il en faisant sonner une à une les cordes, Zach, lui compose des trucs plutôt pas mal.
-Vraiment ?
Chris tend l'instrument en direction de son frère d'un air de défi. La réaction est plus ou moins celle que j'attendais : Zach recule son coussin de quelques mètres et finit par se lever.
-On verra quand j'aurai ma propre guitare. Je descends prendre un truc à boire, je vous ramène quelque chose ?
Avant même d'avoir obtenu une réponse, le voici dans l'escalier. Je me tourne vers Jordan, à ma gauche et mon air doit être plus interrogateur que je ne le voudrais.
-Il n'est pas vraiment ravi qu'on soit revenu ici, explique Jordan. Il aimait vraiment vivre aux Etats-Unis.
-Moi aussi, rétorque Chris. Mais il faut voir ce déménagement comme une opportunité. On va découvrir une nouvelle culture, rencontrer de nouvelles têtes...
-Toi, dès lors que tu peux aborder de nouvelles filles, soupire Jordan.
-On dit que les françaises sont très mignonnes, après tout, dit Chris en repositionnant sa guitare en appui sur sa jambe.
-Joue, demande son frère. Ca nous évitera d'entendre tes crétineries. Tiens, joue-leur "Hallelujah"...
Chris s'exécute. Plus encore, au bout de quatre accords, il se met à chanter et je suis stupéfaite. Sa voix est étonnamment douce et agréable.
-Waouh ! Et bien, ça, ça devait impressionner les filles ! dis-je avec une sincère admiration.
Chris révèle un sourire rayonnant.
-Oui, attends que j'ai ma batterie, déclare Jordan, tu seras plus le seul à pouvoir faire le malin...
Zach remonte avec une pile de gobelets en plastique et une bouteille de soda à la pomme. J'accepte le verre qu'il me tend avant de revenir à Chris.
-Je suis sérieuse, non seulement tu te débrouilles plus que bien avec ta guitare, mais ta voix est super !
-Tu as ta première groupie, marmonne Zach.
-Tu sais très bien que ce n'est pas la première, dit Chris, en m'adressant un clin d'œil.
Je souris. Je préfère la bonne humeur et le second degré de Chris à la mélancolie étrange de son cadet. Je ne suis pas la seule à manifester mon admiration, Alizé ne quitte plus Christopher des yeux.
-Tu joues depuis combien de temps ?
-Un peu plus d'un an, maintenant.
Je comprends sa réaction. Je ne crois pas que ma sœur ait eu souvent l'occasion d'entendre un musicien "en live", d'autant plus qu'elle et sa bande de copines sont plutôt branchées sur un autre style de musique... En ce moment, c'est un groupe de quatre mecs qui ont tous environ la vingtaine, les Four Me Dable, qui dansent très certainement bien mieux qu'ils ne chantent, à grand renfort de play back et d'effets de scène lors de leurs passages télés. Je suis assez contente de voir Alizé apprécier un peu de "vraie" musique, pour une fois, loin de l'influence de ses amies, et même si j'ai envie de rire en la voyant battre ainsi des cils et tortiller nerveusement l'une de ses bouclettes...
-Et vous, qu'est-ce que vous faites pendant votre temps libre ? demande Jordan.
J'ai un moment d'hésitation car je n'aime pas trop parler de mes textes, mais après tout nous sommes "en famille".
-J'aime beaucoup écrire... Rédiger des petits textes, des poésies, des nouvelles.
C'est au tour des garçons d'avoir l'air intrigué.
-Faudra nous montrer ça, s'enthousiasme Jordan. C'est quel style ?
-Je cherche encore, à vrai dire !
-Tu écrivais déjà, avant qu'on parte...
Je me tourne vers Zach, qui vient de prononcer cette phrase. Le coussin qui lui servait de siège est désormais appuyé contre le mur, et lui, allongé de tout son long, les genoux fléchis, malaxe le gobelet de plastique vide qu'il a dans la main. Son genou gauche s'écarte d'un centimètre et je le vois qui me fixe.
-Oui, tu avais écrit un poème, une espèce de carte de départ... Tu nous l'avais donnée à l'aéroport, ajoute-t-il en repoussant une mèche rebelle de son front. Je me souviens plus de ce que ça disait, mais c'était déjà bien tourné pour une fille de ton âge. C'était mignon, quoi.
Je ne sais pas trop comment le prendre.
-Maman doit l'avoir gardé, indique Chris. On la mettra de côté si on la retrouve.
-Oui, enfin... ça n'a rien de vraiment important, je bafouille, un peu gênée à présent.
-Et toi, Alizé, tu as une passion ? s'enquiert Jordan.
Je réprime un rire en même temps que la réponse qui me viendrait à l'esprit à sa place, "le maquillage, les fringues pailletées et glousser avec mes copines". Mais ma sœur se contente de dire que, non, elle n'a pas vraiment de passe-temps favori.
-Cela viendra, dit Chris, regarde à quel âge j'ai commencé la guitare.
-Les filles !
La voix de ma mère résonne dans l'escalier. Lorsque sa tête paraît entre les barreaux de la balustrade, je découvre ses joues d'un rose pimpant et son regard brillant comme si elle avait ri aux larmes toute la soirée. Ce qui est probablement le cas.
-Il se fait tard, on va rentrer...
Demain, comme la plupart des dimanches, elle doit certainement travailler. Le musée où elle est guide et conférencière est, logiquement, plus fréquenté les week-ends.

Nous nous extirpons de nos coussins. Les garçons nous raccompagnent en bas, où Romy et son mari attendent avec un petit paquet de papier alu que ma marraine me glisse entre les mains en chuchotant "c'était la dernière part de pecan pie". La nuit commence à tomber. Nous sortons, les parents prévoyant déjà un nouveau dîner dans le courant de la semaine suivante. Je me rappelle alors avoir oublié ma veste sur le dossier de ma chaise, dans la cuisine. Jordan s'éloigne à petites foulées, me rapportant mon bien. Il se tient face à moi, souriant, le léger écart entre ses dents de devant lui donnant l'air plus jeune de quelques années.
-Je sais, murmure-t-il de manière à ce que je sois la seule à l'entendre. Tu me dépasses toujours un peu. Mais t'en fais pas, ça finira par changer.
Je souris à mon tour. Lui non plus n'a pas oublié. Je monte en voiture après une dernière étreinte de Romy, et tandis que nous nous éloignons, une sensation bizarre mais apaisante monte en moi. Sans doute la certitude de revoir très prochainement nos nouveaux anciens amis.













































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