Chapitre 7 / 8 / 9

7


De retour chez moi, ayant passé le trajet à écouter ma mère, heureuse que "ma relation avec Jordan ait repris son cours", je m'enferme dans ma chambre. Le tiroir de ma table de chevet ne s'ouvre qu'avec une minuscule clé, que je garde autour du cou, sur la chaîne d'argent de mon père. J'en retire le carnet. Je l'ouvre, pour la première fois depuis l'été.
J'ai eu une période très faste au printemps dernier, pour étouffer la colère et la honte que je ressentais vis-à-vis de Matthieu. Puis cela m'a repris au début de l'été, pour l'anniversaire de la disparition de Papa. Je n'écris pas nécessairement sur lui. Cependant, penser à lui me donne un nouveau souffle d'inspiration. Je relis les dernières lignes gribouillées à la hâte.

Ce sont des phrases en vrac, qui à présent me semblent vides de sens. Parfait. Voilà qui me désigne la voie : je ne suis peut-être pas faite pour écrire. Puis-je prétendre envoyer un texte à ce fichu concours ? Je remonte quelques pages. Un poème pour Papa. Un autre, plus court, pour Alizé - aucune chance que je décide de dévoiler celui-ci. Je continue, tournant les pages dans le sens inverse. Retournant vers mon passé, comme par magie. J'en croise un autre, pour Matthieu, sur une feuille volante que je me rappelle avoir rédigé durant un cours. Je me relis et me trouve pathétique. D'autres pages. D’autres vers. Ici, un résumé, celui d'une nouvelle que je n'ai pas encore écrite, surmonté du mot "idée". Plutôt pas mal. Bien, même. Il faudra que je m'y penche, plus tard.

Arrivée à la moitié du carnet, je le referme et le range. Je ne me sens plus du tout découragée. Au contraire. Je me sens forte, avec l'envie d'accomplir de belles choses. Comme si une bulle d'énergie s'était gonflée, regonflée en moi. Je ne dois pas piocher dans mon passé pour ce concours, mais préparer un nouveau texte et y mettre le meilleur de moi-même. Y travailler vraiment, comme si je pensais l'envoyer, comme si je croyais avoir une chance de gagner. Je dois cela à ceux qui croient en moi. Et si possible, je dois commencer à moi-même y croire... Merci, Jordan. 



8


Les heures de maths ont souvent été les plus prolifiques en ce qui me concerne. Plus encore quand je juge le sujet inintéressant. Aujourd'hui au programme, Thalès. Non merci. Je griffonne frénétiquement sur la page à petits carreaux de mon cahier d'exercices. Alex, à ma gauche, fait le guet, me signalant du coude l'arrivée de la prof pour que je puisse à nouveau faire mine de me passionner pour ses histoires de triangles. Hier soir, j'ai lu avec attention le règlement du concours du Printemps des Poètes. Cette année, c'est un concours à thème. Racisme. J'ai trouvé ça banal dans un premier temps, mais ce matin, en me concentrant, les vers me viennent. Comme ça, presque d'une traite. Au bout d'une demi-heure, je me relis.
J'ai mes petites habitudes. Une fois mon premier jet terminé, je recopie au propre, relâchant mon esprit. A cette seconde lecture, je change parfois un adjectif, une virgule, un saut de ligne.  Puis je déchire le brouillon en minuscules morceaux, le rendant illisible, même si quelqu'un se mettait en tête de récupérer ces lambeaux dans la poubelle.

Comme toujours, je ne suis pas pleinement satisfaite. Mais, ceci-dit, ce n'est pas si mal. J'ai voulu m'éloigner du sujet, pour finalement y revenir. Je suis partie d'une image. Ou plutôt, l'image s'est imposée à moi. Une femme, dans son lit, sur le point d'aller se coucher. Une femme qui fait le bilan de sa vie. J'arrache la page, discrètement, et la glisse à ma voisine. Ce n'est que justice, elle sera ma première -et ma seule lectrice avant l'envoi au concours. Je ne veux en parler à personne, hormis elle et Jordan. Même ma mère ne sera pas dans la confidence.

Alex lève les yeux vers moi. Elle ne prononce pas un mot, mais plonge la main dans mon sac pour en retirer l'enveloppe pré-timbrée rangée dans mon agenda. Elle plie le poème en trois et le fait disparaître dans l'enveloppe.
-Tu n'as plus qu'à ajouter tes coordonnées, chuchote t'elle en se replongeant dans son cahier d'exercices. On en est à l'exo 7... Recopie mes réponses, si tu veux.

Une bouffée de gratitude m'envahit. Je suis tellement heureuse de n'avoir que peu d'amis, s'ils ont la valeur d'Alex et Jo... La sonnerie de fin de cours se fait entendre. La prof nous dicte les numéros d'exercices à terminer chez nous, mais elle sait que plus personne ne l'écoute, déjà en partance pour la récré. Je range mon sac, le sourire aux lèvres. C'était une très bonne heure de maths.

9


Les garçons ne lâchent plus la console, un vieux modèle de Nintendo qui n'est plus à la mode depuis quasiment dix ans. Le jeu de karting où ils explosaient les scores durant notre enfance semble être toujours à leur goût. Je viens de me faire battre à plate couture par Zach, et Chris est actuellement en train de faire de même contre Alizé.
D'en bas, la voix de ma mère réclame que nous venions mettre la table.
-On s'en charge ? demande Zach en me fixant. On laisse ta sœur finir sa course, je crois qu'elle en a encore pour un moment !
-La ferme ! glapit Alizé en appuyant comme une folle sur les boutons de sa mannette.
Je hoche la tête et je précède Zach jusqu'à la cuisine. J'ai la sensation qu'il y a eu un déclic, chez lui. Depuis leur arrivée, il y a une petite heure, je vois peu à peu s'estomper le mec sombre et taciturne rentré des Etats-Unis. C'est sûr, quelque chose a changé, mais je n'ose demander quoi. Encore moins au principal intéressé. Pendant un bref moment, le prénom de Zoé me traverse l'esprit et je le rejette aussitôt. Je me hisse sur la pointe des pieds pour accéder au service d'assiettes festives que ma mère aime utiliser pour les invités.
-Attends...
Zach se glisse derrière moi. Il atteint les assiettes en levant à peine le bras. Il en compte huit, les extirpe du placard et les pose sur le plan de travail.
-Autre chose à attraper ? demande-t-il d'un air narquois.
-Merci, ça ira !
Je fouille dans le tiroir à la recherche des trios de couverts, puis des serviettes en papier.
-Je voulais te parler...

Je me retourne, priant intérieurement pour que l'expression de mon visage soit aussi neutre que je me l'imagine.
-J'ai été un peu... perturbé de notre retour, pour te dire la vérité. Tu as pu penser que je manquais d'enthousiasme... Que j'étais bien moins sympa qu'avant.
-J'imagine que ça n'a pas dû être facile de quitter un pays dans lequel tu te sentais bien, les amis que tu y avais.
Et Zoé.
-J'ai adoré notre vie aux Etats-Unis, et je considère sérieusement l'idée d'y retourner m'installer à ma majorité. Mais la vérité, c'est qu'il m'était aussi très difficile de revenir ici, dans un pays où j'avais des souvenirs si particuliers. Sachant que les choses ne seraient plus jamais les mêmes.
Je garde le silence, et je fais bien, car le mot qu'il prononce après me transperce comme une lame. Stéphane. Le prénom de mon père.
-Oui, continue Zach avec un sourire timide. Toi, tu as perdu ton père et je ne peux pas prétendre comprendre ce que tu as enduré. Mais pour moi, c'était aussi une personne précieuse. Mon parrain. L'homme que j'admirais le plus en dehors de mon propre père.

Zach semble aussi nerveux que moi, à présent. Ses lèvres se plissent, continuant leur confidence. Son regard fixe intensément une photo accrochée au mur, un portrait où nous sommes tous, nos deux familles réunies. Noël, il y a dix ans. Alizé n'était qu'un bébé dans les bras de Papa.
-Ton père me disait souvent qu'il n'avait pas besoin d'avoir eu un fils, puisqu'en dehors de ses deux merveilleuses filles, il avait la chance de me connaître, moi ! C'est lui qui m'a donné le virus de la musique.
Je visualise immédiatement la gigantesque collection de disques en vinyle de mon père. Des centaines de titres, d'artistes, des légendes de la musique.
-Il me faisait découvrir une nouvelle chanson à chaque fois qu'on venait chez vous. J'attendais toujours ce moment avec impatience. Tu sais, chez nous... Mon père ne jure que par la musique country et ma mère, grâce à la tienne, doit être la seule américaine à écouter en boucle ce gars, là, Claude François. Aucune chance de me faire une solide culture musicale avec ça. Bref, ton père et moi, on s'asseyait face à son tourne-disque. Il choisissait un album, une chanson et me parlait de longues minutes de la subtilité des harmonies, de la richesse d'une voix, de la technicité d'un musicien. Un vrai cours magistral. J'adorais ces moments. A ce moment-là, j'ai commencé à jouer.
-Je croyais que tu venais de commencer la guitare il y a deux ans ?
Je dois me racler la gorge au milieu de la phrase, ma voix arrivant à peine à en sortir.
-Oui, mais à l'époque je m'étais mis au piano. J'en ai joué pas mal de temps, même après notre départ. Avec les voyages qu'on faisait, la guitare est devenue une option plus pratique, ceci-dit.
Nos regards se croisent enfin.
-J'avais un peu de mal à revenir ici, en sachant que... rien ne serait plus comme avant. C'était ridicule de ma part... Au contraire, j'aurai dû vous montrer plus de soutien. A ta sœur et à toi. C'est ce que font les amis.
Il tend la main vers moi. Le geste me paraît un peu incongru. Mais je me trouve face à ce garçon qui vient d'évoquer mon père, sa passion, la manière dont il la partageait. Papa, tu me manques tellement... Je saisis cette main, qui plus grande et large que la mienne, enveloppe ma paume. Ses doigts exercent une légère pression.
-Je serai beaucoup plus cool, à présent, conclut-il d'une voix douce.
-Vous en mettez, du temps, hurle ma mère depuis le salon.
Une onde traverse ma nuque, une fraction de seconde incompréhensible et je retire ma main. Les couverts que j'ai triés atterrissent maladroitement dans les assiettes attrapées par Zach, qui emporte le tout à ma mère. Je m'empare du sel, du poivre et d'un repose plat pour compléter et pars à sa suite.
-Tu appelles les autres ? demande Maman.
Je remonte les escaliers. Dans ma chambre, je suis accueillie par un grognement. Chris vient de finir deuxième, derrière Jordan. Je leur annonce que nous passons à table. Jordan éteint la console et nous quittons la pièce. Je referme la porte. Ma main sur la poignée est encore imprégnée du contact de Zach, et mon esprit, de ses révélations...









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