Chapitre 13/14

13

Encore une semaine tranquille au collège. Vendredi soir, dans le bus, j'ai entendu deux filles de la classe de Matthieu qui discutaient. En tant que gagnant de l'année précédente, il a été contacté pour juger le travail des candidats cette année, pour la catégorie « jeunes ». Le soulagement que j'en ai ressenti a décuplé ma joie d'être en week-end : au moins, il ne fera pas partie des jurés qui évalueront mon texte. L'évaluation est supposée être totalement anonyme, lorsque les poèmes parviennent au jury, mais l’idée d’être mise de côté par ce crétin...
Pour l'heure, Alizé aide Maman à se préparer. Ce soir, les parents sortent de leur côté, chez d'anciens amis. Ma sœur et moi rejoignons les frères Carrisford pour une soirée pizza-dvd. Alors que nous enfilons nos vestes, Alizé me scrute, murmure un "Attends", court dans sa chambre. Elle en revient avec une petite barrette noire qu'elle s'attelle à accrocher dans mes cheveux, les relevant avec soin.
-Voilà ! On est samedi soir, quand même !
-Ta sœur a raison, ma chérie, surenchérit ma mère. C'est joli, ça t'éclaircit le visage.
Je m'avoue vaincue !
-On peut donc y aller maintenant ?
Alizé s'envoie dans la nuque un jet fin de parfum vanillé et nous pouvons enfin partir.

Arrivées chez les Carrisford, nous sommes accueillies par une douce odeur de pâte à pain et de sauce tomate en train de cuire. Maman et Romy s'auto-congratulent sur leurs tenues, gloussant comme des ados. Bryan les écoute, avec un sourire plein de bienveillance et de chaleur. Chris vient à notre rencontre depuis la cuisine.
-Salut les filles ! Alizé, c'est moi qui ai préparé les pizzas pour prouver que je sais cuisiner et pour te remercier de la super tarte, la dernière fois !
Ma sœur marmonne un merci, les joues soudainement bien roses.
-Les enfants, on va y aller...
-Ok, résonne la voix de Chris, déjà reparti aux fourneaux. Je ne fais pas cramer la maison, je ne laisse pas entrer d'inconnu, sauf s'il s'agit d'une top-modèle blonde, et je mets Jordan au lit à neuf heures tapantes.
-Tu as tout compris ! rétorque Bryan.
-On ne rentrera pas tard, ajoute Maman en repassant la porte.
-J'espère que si ! s'exclame joyeusement Romy en m'adressant un clin d'œil.
La porte se referme sur son air espiègle. Nous rejoignons Chris dans la cuisine. L'odeur est simplement délicieuse. Chris baragouine avec un ridicule accent italien que nous pouvons garnir les pizzas avec du fromage, du jambon ou des champignons, qu'il a coupé en gros morceaux dans des bols individuels. On se croirait dans une pizzeria…
Jordan surgit dans la pièce, vêtu d'un t-shirt complètement froissé, ses longs cheveux virevoltants dans tous les sens. Il salue à peine Alizé et me saisit par le bras.
- Truc à te montrer, marmonne-t-il.

Je le suis sans discuter. Direction l'étage. Le mobilier est plus fourni : deux banquettes ont été ajoutées contre le mur, avec des poufs, des coussins, face à une télévision accrochée en hauteur. En dessous, la batterie trône fièrement et son propriétaire, non moins fier, s'y est déjà installé.
-Assieds-toi, indique-t-il en désignant la banquette.
Je me laisse tomber sur le siège, tout ouïe. Jordan a le visage crispé, il lève les bras en prenant une profonde inspiration et... Les baguettes semblent bondir. Les murs résonnent, en rythme, et quand j'essaye de mettre des mots sur ce que mes tympans ressentent, je me trouve pour la première fois à cours de vocabulaire : frappant. Fluide. Epoustouflant. Jordan conclut son magnifique enchaînement par un coup de cymbale. Le son se propage un instant, laissant place au silence. Jordan me fixe.
-Ta mâchoire va tomber...
Je ferme la bouche et esquisse un sourire.
-Dis-moi que tu savais déjà jouer avant que tu ne ramènes cette batterie ici... D'ailleurs, ne dis rien, ce n'est pas possible autrement !
-J'étais avec toi la première fois que j'ai touché des baguettes, dans la boutique ! Avant cela, je jouais seulement, et très mal, du synthé. J'avais appris un peu en même temps que Zach, mais j'ai vite abandonné... Les notes, tout ça, bof. Je suis un homme fait pour le rythme !
Il ponctue sa phrase par un nouveau tintement de cymbale, léger.
-Et tu es capable de ça ? En trois semaines ?
Jordan se lève et me tend les baguettes.
-Tu veux essayer ?
Je me place derrière la batterie et teste le son de chaque tambour. Je me lance dans un enchaînement approximatif. Rien de concluant en ce qui me concerne. Je me retourne vers Jordan, et éclate de rire en découvrant son visage empreint de scepticisme.
-La prochaine fois, ce sera mon tour, j'essaierai d'écrire un poème ! déclare-t-il.
La porte derrière nous, celle de la salle de bains, s'ouvre, laissant apparaître le troisième des frères. Il ne porte qu'un peignoir en coton et ses cheveux trempés tombent librement sur ses épaules.
-Ah, vous êtes arrivées ? demande t'il.
-Non, non, tu vois bien qu'elles ne sont pas encore là, ironise Jordan.
-Tu sais ce qu'en pense mon majeur... marmonne Zach en marchant tranquillement jusqu'à sa chambre.
Jo hausse les épaules.
-Oh, j'ai failli oublier !
Il me saisit à nouveau par le bras et me tire jusqu'à sa chambre. Légèrement secouée, je me retrouve assise sur son lit, alors que Jo me tend cérémonieusement un petit sac en plastique. A mon tour d'être sceptique.
-C'est ça, la surprise ?
-Ouvre !

Le sachet contient une bouteille de soda, petit format, avec une étiquette rouge que je ne reconnais pas. Je lis à haute voix le nom de cette mystérieuse boisson, "Dr Pepper". Docteur Poivre ? Voilà qui inspire confiance... Jordan me scrute, guettant les signes d'excitation.
-Euh... Merci ?
-C'est ma boisson préférée ! Et il n'y en a pas en France. Je te l'ai mise de côté pour te faire goûter, et crois-moi, je n'avais qu'une envie, la boire moi-même !
-Tu devrais aller chercher deux verres, qu'on partage ça...
Pas besoin de lui dire deux fois. Quand la porte grince quelques secondes plus tard, je m'étonne et me dis qu'il a été vraiment rapide, mais c'est en réalité Zach qui vient d'entrer. Je cherche quelque chose à lui dire...
"Tiens, tu es habillé maintenant ?"... Nul !
"Londres t'a plu ?"... Bof.
Je préfère la fermer, tiens.
-Ah, c'est l'heure de l'apéro, dit-il en apercevant la bouteille.
-Oui, ton frère voulait absolument me faire goûter.
-C'est pas mal, tant que tu aimes les choses sucrées. Jo en fait tout un plat, mais ça doit être simplement parce que maintenant, il ne peut plus en avoir quand il veut...
L'intéressé est de retour et lance un regard de défi à son aîné.
-Je te préviens, tu n'en auras pas !
Zach sourit et assure que de toute façon, il n'en voulait pas.
-Ok, eh bien, descends préparer la garniture de ta pizza, on arrive !
-Très bien, je vous laisse à votre Dr Pepper, tous les deux...
Nous trinquons et je goûte enfin le fameux soda. Etrange, comme saveur.
-On dirait un peu...un bonbon à la cerise. Mais pas seulement...
-C'est extra, hein !
Je repose mon verre après une nouvelle gorgée. Une chose me chiffonne. La dernière phrase de Zach, ce "je vous laisse tous les deux"... A cela s'ajoute les doutes de ma mère.
-Jordan !
Mon ami cesse de humer bêtement le contenu de son gobelet, qu’il doit confondre avec un grand cru...
-Jordan, je crois que les gens pensent… qu'il y a quelque chose entre nous.
Jo hausse les épaules.
-Et alors, tant que nous, nous savons qu'il n'y a rien...
Son assurance m'agace... et me donne une idée ! Je fronce les sourcils et prends une voix suave.
-Qui te dit qu'il n'y a rien ?
Son sourire narquois réapparait. D'un geste vif, il vient s'asseoir tout près de moi et prend ma main dans la sienne. Je grimace.
-Là... Tu ressens quelque chose ?
Je me contiens pour ne pas éclater de rire.
-L'envie de se marrer, c'est quelque chose ?
-J'avais raison, dit-il en reposant ma main. S'il y avait quelque chose entre nous, je veux dire, si nous étions plus que des amis... Un simple contact devrait être électrique.
Il n'a pas tort.
-On est comme frère et sœur, toi et moi, continue-t-il.
Je hoche la tête, mais un doute subsiste.
-Comment pouvais-tu être sûr que moi, je ne ressentais rien de plus ?
-Je sais qu'avec mon physique de rêve, cela aurait été totalement évident... commence-t'il. Mais je crois que tes pensées sont déjà occupées par un autre.
-Je te garantis que je ne pense plus du tout à ce crétin de Matthieu.
-Qui te dit que je parle de Mat...
C'est le moment que choisit Zach pour surgir dans l'encadrement de la porte, nous hurler que les pizzas sont prêtes, et disparaître aussitôt. Je me lève, réalisant soudain que je meurs de faim. Je pars à la suite de Zach, laissant en suspens les mots de Jordan.








14


Il sait. Mais comment le sait-il ? Et si lui sait... D'autres peuvent-ils savoir aussi ? Mon cerveau est en totale ébullition depuis que nous avons quitté la maison des Carrisford, après le retour cacophonique des parents. Nos mères se sont déhanchées en chantant à tue-tête pendant un bon quart d'heure avant que nous puissions attirer la mienne jusqu'à la voiture...

Dans le confort silencieux de ma chambre, je tourne en rond. Je m'allonge un moment sur le lit, contemplant le plafond blanc et nu, puis je me relève, fouille dans ma bibliothèque à la recherche d'un livre, pour réaliser la seconde d'après que je n'ai aucune envie de lire.
J'appelle à mon secours mon fidèle carnet et devant la page blanche, je soupire. Comment se fait-il qu'autant de choses se bousculent dans ma tête sans que je parvienne à les expulser en quelques vers, quelques phrases ? Je n'ai rien d'autre que son prénom qui revient encore et encore, cette syllabe, et son visage. Je ne peux pas ressentir ça, pas maintenant et surtout, pas pour lui. Je me sens à la fois infiniment triste, et anxieuse, et euphorique, et par-dessus tout, je me sens ridicule.

"Ce n'est rien, ça va passer". C'est ce que je me répète en boucle pendant une dizaine de minutes. Peut-être que je me réveillerai demain en ayant totalement oublié, effacé ce sentiment ? Voilà une bonne idée. Oui, et demain, j'en rigolerai. Toute seule d'abord, et dans plusieurs mois, ou plusieurs années, j'en rirai avec Alex et Jordan. Pas trop tôt, car pour l'instant, il se pourrait bien que je sois la seule à ne pas en rire.






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