23
Un de nos passe-temps, sur l'heure du midi, consiste à parodier les
faits et gestes de nos camarades. Plus la mode qu'ils suivent est futile, plus
cela nous fait rire. A la rentrée, ils avaient eu une période hilarante qui
impliquait de se pincer en voyant un avion dans le ciel laissant des traces
dans le ciel bleu : un pincement pour une ligne blanche, deux pincements pour
deux lignes, etc... Palpitant. Aujourd'hui, après avoir détaillé avec une moue
contrite le contenu de son plateau - céleri, paëlla et crème pralinée-,
Alexandra me fixe et d'un ton emprunté déclare :
-Oh mon dieu, j'espère trop qu'on pourra aller voir les Four Me Dable !
Je mets quelques secondes à comprendre qu'elle imite le bruit de
couloirs en vigueur depuis quelques jours parmi les autres collégiens.
-Tu ne crois pas si bien dire...
Son visage change du tout au tout.
-Laisse-moi deviner : Alizé ?
Je hoche la tête.
-Des fois, je remercie la vie d'être fille unique, plaisante Alex. Ta
mère est d'accord ?
-Pas encore. Elle y réfléchira si un des Carrisford nous accompagne...
Alex grimace, sans que je sache si cela est dû à la paëlla peu
appétissante, ou à sa phrase suivante.
-Pas terrible comme rencard...
Je lui lance un regard noir. M'ignorant, elle entonne le refrain du
dernier tube des Four Me Dable, celui dont Alizé m'a déjà assez bassiné à la
maison.
-Non, pitié ! Chante si tu veux, mais autre chose !
Nous éclatons de rire. Son regard se fixe sur mon cou.
-Par contre...
Elle tend le bras vers la chaine en argent que je porte et remet en
place le fermoir qui a glissé.
-Un truc que j'ai entendu hier en t'attendant avant le cours d'anglais.
Si le fermoir glisse jusqu'au pendentif du côté gauche, c'est un brun qui pense
à toi, si c'est à droite, un blond !
-Sauf que mon "pendentif" est une clé !
Nous rions à nouveau... Je me demande où les autres vont chercher ces
superstitions et ces modes, de plus en plus tordues.
-Je ne pense pas que ça change quelque chose. Il y a donc un blond qui
pensait à toi à l'instant !
-Et toi, fais gaffe à ton épaule la prochaine fois qu'on voit un
avion... En particulier aux alentours de quatorze heures aujourd'hui...
-Ils rentrent cet après-midi ?
J'acquiesce. Nous avons fini notre repas et ramenons les plateaux.
-Décidément... s'exclame Alexandra en remettant une seconde fois en
place le fermoir autour de mon cou.
-Tu es sûre que ce n'est pas l'inverse ? Le fermoir qui glisse quand moi,
je pense à un blond ?
Alex me sourit.
-Je ferai bien de le laisser en place...
24
A la sortie, je suis bousculée par une silhouette qui se retourne avec
un sourire mesquin.
-Oups, pardon !
Matthieu.
-Dégage, lance Alex.
-On t'a parlé, à toi ? siffle Matthieu.
Il s'éloigne sans un mot de plus. Alexandra continue de grommeler des
choses auxquelles je ne saisis pas tout, y compris un cinglant "s'il me
cherche, il va me trouver" ainsi que les extraits les plus fleuris de son
langage. Mais je n'écoute plus vraiment.
-C'est Zach, dis-je dans un souffle.
-Quoi, Zach ? Oui, il pourrait lui en mettre une, et ça serait une bonne
chose de fai...
-Non, non, Zach est là.
L'animosité qui m'envahissait envers Matthieu il y a une seconde a
totalement disparu. Je ne vois que Zach, son profil, familier, une image qui
suffit à m'apaiser. Appuyé à l'arrêt du bus avec un sac à dos traînant à ses
pieds, il m'observe. Le voir après aussi longtemps, c'est comme un soulagement,
une réponse. Ses cheveux tirés en arrière, son visage sérieux, il me semble que
mon esprit, en pensant à lui au cours de ce mois, ne lui a pas rendu justice.
-Tu sais ce qu'il fait là ? demande Alex.
Ah, non, tiens. Je ne me posais même pas la question. Alex exerce une
légère pression sur mon épaule, je la sens à peine, avant de s'éloigner. Je
m'avance vers l'arrêt. Notre "salut" est neutre, presque timide, et
suivi d'un silence étrange. Le bus apparaît, nous montons et avançons vers le
fond.
Je me glisse sur un siège, Zach préfère se tenir debout près de moi.
-Je suis venu t'amener du boulot, lâche t'il finalement.
Il cherche dans le sac qu'il a apporté et me tend une cassette audio.
-Tu as un lecteur chez toi ?
Je hoche positivement la tête. Zach reprend, me demandant de ne pas la
faire écouter à qui que ce soit.
-Ce sont des brouillons. Il y en a quelques-uns où je chante avec Chris,
et d'autres que mes frères n'ont jamais entendu.
Je ne sais pas quoi lui répondre, partagée entre un début de fierté
devant la confiance qu'il me fait, et le stress de ce qui va certainement
suivre. Je ne me trompe pas. Il souhaite que j'écrive à partir de sa maquette.
-Fais de ton mieux, je sais que tu ne trouveras peut-être pas de paroles
pour toutes. J'avais pensé que tu ferais des ébauches et que nous
retravaillerions ensemble. Comme la dernière fois.
Je n'insiste pas. Je suis tellement contente qu'il ait eu l'idée de
venir m'amener cette cassette que je n'ai pas envie de gâcher ce moment en
suggérant qu'il m'a surestimée ! Je demande à mi-voix :
-Tu es venu directement de chez toi ?
-Oui. Mes parents étaient crevés après le vol de ce matin… Je les ai
laissé dormir. J'ai marché jusqu'à l'arrêt de bus le plus proche. Jordan m’avait
dit que tu finissais à dix-huit heures le lundi.
-Tu as marché ? Mais il doit être super loin, l'arrêt, de chez vous.
-Quinze minutes. J'avais hâte que tu aies les chansons. Il y en a quatre
au total.
-Votre voyage s'est bien passé ?
-Impeccable.
Il ne rentre pas dans les détails. Ma joie s'amoindrit un peu, réalisant
qu'il s'est précipité pour voir sa parolière. Pas son amie. Ou plus si
affinités.
-Tu n'as qu'à rentrer avec moi ? je propose. Maman te déposera tout à
l'heure.
-Oui, super, on commencera à bosser la première chanson ensemble.
Il paraît tellement enthousiaste à cette idée que je me laisse gagner
par son humeur.
Quelques minutes plus tard, nous sommes installés dans ma chambre.
J'allume la chaîne-hifi d'un coup de télécommande.
-Tu veux quelque chose à boire ?
Zach refuse poliment, glissant la cassette dans le poste.
-On va écouter seulement la première...
Je n'insiste pas et me laisse tomber sur le lit, alors qu'il lance
l'enregistrement. Il ne me rejoint pas, préférant se tenir debout face à la
fenêtre.
La qualité de la bande n'est pas terrible et il commence par s'excuser
de cet aspect. Je lui intime de se taire alors que les notes de guitare
démarrent. La mélodie évoque un caractère festif, même avec cette seule
guitare. La voix entonne rapidement une succession de "di da dou" le
long de la future ligne de chant. La démo est courte, deux minutes.
-On la remet, dit Zach, je vais te chanter la ligne de basse par-dessus.
A la deuxième écoute, je ferme les yeux, essayant d'imaginer la chanson
telle qu'elle pourrait être. C'est compliqué. Je cherche au plus profond de
moi, m'interrogeant, de quoi peut parler cette chanson ? Mon imaginaire pris au
dépourvu ne m'envoie qu'une image pauvre, inspirée par les notes joyeuses et
bondissantes : quelque chose de sautillant. Une grenouille ? Une chanson sur
une grenouille qui saute partout ? Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire,
pour m'arrêter aussitôt devant le regard furieux de Zach.
-C'est si nul que ça ?
-Non, non, non !
Je me lève brusquement, posant instinctivement ma main sur le bras de Zach pour le retenir,
le forcer à me regarder.
-J'ai du mal à me concentrer. Rien à voir avec ta chanson.
Il scrute mon visage, cherchant à déterminer si je me moque de lui ou
pas. J'ai tellement peur qu'il soit définitivement vexé que j'oublie de
ressentir cette gêne à le tenir si près de moi. Je ne le lâche pas, alors que
ce contact m'est presque insoutenable. Je le guide jusqu'au lit, nous nous
asseyons face à face. Je retire enfin ma main, m'efforçant de contenir mon
souffle. Je replie une jambe en dessous de moi, pour avoir l'air décontractée.
Mon carnet, que je n'ai pas rangé hier soir, est à portée de main.
-De quoi parle cette chanson ?
J'exige à l'image de la grenouille de rester sagement à sa place,
gardant mon sérieux. Zach lui aussi se concentre, toujours sur les nerfs.
-Je n'en sais rien, de quoi elle parle...
-Avec ce rythme, ça ne sera pas une chanson d'amour, dis-je calmement.
-Non, ça c'est sûr, répond Zach avec un regard noir.
Je ne me laisse pas démonter.
-A quoi tu pensais quand l'idée de la mélodie est venue ?
-A vrai dire... Au fait de profiter du moment présent, parce qu'on ne
sait pas ce qui arrivera demain.
J'appuie sur le bouton "play" et la musique reprend au début.
Je note des phrases en vrac. Puis je demande quelques traductions à mon
interlocuteur. Il ne reste plus qu'à mettre en place les tournures de phrases,
pour qu'elles restent correctes malgré les rimes. Durant les vingt minutes qui
viennent de s'écouler, le visage de Zach s'est éclairci.
-Voilà, dis-je en reposant le carnet. Il ne manque plus qu'un refrain.
-Un refrain presque uniquement musical, ce serait pas mal. Quelques
mots, puis un riff accrocheur...
Pour la énième fois, la cassette est rembobinée et lancée. Zach chante
le couplet tout neuf, et j'ose même fredonner avec lui.
So little time for us
For what we intend to do
And it seems obvious
Don't wait for something new
Stop dreaming, start living
And just enjoy what we share
This blast is the right feeling
What we need, what we care...
Tomorrow's another day
No matter what you don't know
The thing I want to say
Is to enjoy time we have now
Tomorrow's a way too far
Let's "Carpe diem" indeed
The right place is where we are
What we want, what we need...
Nous voilà tous les deux euphoriques.
-Et là, il manque une phrase, et ça lance le refrain..., s'exclame Zach.
-Quelque chose qui marque ce moment, qui marque l'instant exact, dis-je
en joignant mes deux mains, appuyant juste les index sur mon front.
-C'est ça ! L'instant !
Je ne relève pas, essayant de ne pas perdre ma concentration.
-Non, arrête de chercher, Liv, c'est exactement ça. L'instant.
-Quoi, l'instant ?
-La phrase !
-En anglais ?
-Non !
Il remet la chanson et l'interprète à plein poumons. Quand il termine
sur "l'instant", il
s'élance et atterrit debout sur le lit, simulant un solo de guitare à
l'attention d'une foule imaginaire. Une fois son numéro terminé, il redescend
et enlace sa seule spectatrice. Moi. L'étreinte dure moins d'une seconde, trop
courte pour que j'ai le temps de réaliser et de lui rendre à mon tour, et il
s'éloigne, un peu embarrassé.
-Tout ça pour dire, cette chanson est cool... Merci.
-De rien. Je... Je bosserai les autres plus tard.
Un coup à la porte interrompt notre gêne mutuelle. Ma mère apparaît,
avec un sourire radieux.
-Ah, Zach, tu es là ? C'est toi qui fais tout ce boucan ?
Elle s'avance pour le saluer.
-Tu pourrais me ramener après ? questionne Zach. Sinon, je peux
téléphoner à ma mère.
-Non, ne t'inquiète pas, je m'en charge. Tu restes dîner ?
25
Voilà comment je me retrouve à préparer le repas du lundi soir en
compagnie de Zach, pendant que ma mère est partie récupérer Ali au cours de
danse.
Il découpe les tomates en fines tranches, tout en chantonnant encore
"L'instant". De mon côté je fais revenir le blanc de poulet émincé
avec un peu d'huile d'olive. J'ajoute la tomate, une poignée d'oignons
surgelés, du sel et du poivre.
-On fait quoi comme accompagnement ? demande Zach en observant par-dessus
mon épaule.
-Tu préfères du riz ou des pommes de terre ?
Il me tend la boîte de riz.
Je mets de l'eau à bouillir, et en me tournant, j'aperçois sur la table
le magazine oublié par Alizé, vendredi dernier. Je souris à Zach.
-Un concert des Four Me Dable, ça te tente ?
-Pardon ?
J'ouvre le magazine à la page concernée et lui glisse entre les mains.
Quelques secondes plus tard, je suis stupéfaite de l'entendre crier :
-Mais oui, c'est une excellente idée !
-Tu aimes ce qu'ils font ?
-Connais même pas, mais regarde !
A lui de me passer le magazine. C'est la même page, avec la photo du
boysband tout sourire dehors et les dates de tournée en couleurs vives. Zach me
pointe alors du doigt un petit encart sur la page en face : "Vous aussi,
vous avez du talent ? Vous faîtes partie d'un groupe ? Participez au grand
casting organisé par Fan'Mag et devenez la star d'un soir. A gagner, des places
pour le concert des Four Me Dable, et surtout, la scène pour vous, avec un
public en délire : la première partie des Four Me Dable dans votre ville
!" La suite énonce les modalités, l'envoi d'une vidéo à la maison de
disques et la date limite pour participer.
Zach reste plongé dans la lecture de cet article comme s'il tentait de
l'apprendre par cœur. Il ne relève la tête que pour demander si nous possédons
un caméscope. Négatif.
-Le notre est vieux et tout pourri, maugrée t'il. Mais pas grave. Tu
t'occuperas de filmer ?
Je n'y connais pas grand-chose, mais j'accepte. Je suis assez étonnée de
son empressement à vouloir se lancer un tel défi, après avoir moi-même
tellement hésité pour le concours de poésie. J'aimerai m'interdire de telles
pensées, mais je suis forcée d'admettre que cette assurance, cette motivation,
le rendent encore plus attirant. Si je pouvais être aussi sûre de moi... Ou au
moins un peu plus...
Nous sommes interrompus par le retour de ma mère et d'Alizé et nous
passons à table. La conversation porte d'abord sur ce nouveau concours, au
grand bonheur de ma sœur.
-Maman, tu imagines, si les garçons gagnaient ? Je pourrais aller voir
les Four Me Dable !
-S'ils gagnaient, la bonne nouvelle, c'est qu'on les verrait eux, et pas
les Four Me Dable...
Ma mère me demande de ne pas taquiner ma sœur, tout en esquissant un
sourire.
-C'est parce qu'elle n'y connait rien, explique Ali. Toutes les filles
sont folles de Mark Eden, il est trop beau et talentueux.
Zach aussi, mais ça je le garde pour moi. L'intéressé, d'ailleurs, est
assez poli pour feindre d'être captivé par les propos de ma sœur. Il rouvre le
magazine et demande lequel est Mark. Ali désigne le brun, bien au centre.
-Cool, dit Zach. Par contre il a oublié de fermer sa chemise, non ?
Maman et moi éclatons de rire, tandis qu'Ali reprend sa revue, agacée.
Je propose à Zach de lui resservir un peu de riz et de poulet, ce qu'il
accepte, tout en répondant aux questions de ma mère sur le récent voyage de sa
famille. Une fois de plus, je m'imagine à mon tour à New York ou Miami, rêveuse
et envieuse. Le repas fini, Maman jette un œil à l'horloge murale.
-Je ramène Zach, pendant que vous faites la vaisselle ? Comme ça on se
met devant la télé directement quand je reviens...
Je me dévoue. Zach remonte prendre son sac dans ma chambre et repasse me
dire au-revoir dans la cuisine. Je feins d'être passionnée par mon éponge,
tandis qu'il me parle encore, visiblement très content de sa soirée, entre la
chanson et la perspective du casting.
-Je vais travailler "L'instant" avec Jo et Chris. Il y a plus
de boulot, mais elle est plus dynamique. Il faut qu'on mette toutes les chances
de notre côté.
J'acquiesce. Il s'éloigne, après un dernier merci.
Je ne me sens plus franchement d'humeur pour la soirée entre nanas du
lundi soir, devant la télé. Au retour de Maman, nous nous installons toutes les
trois sur le canapé, mais mes yeux fixent l'écran sans le voir. Je savoure ce
qu'il peut y avoir de positif dans les heures qui viennent de s'écouler. Perdue
dans mes pensées. Perdue.
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