Chapitre 18 / 19 / 20

18

Les vacances de Noël commencent ce soir. Je rentre par le bus, après un moment passé avec Alexandra. Son père l'accueillera durant les deux prochaines semaines, en Guadeloupe... Je repense au conseil de mon amie, elle aussi mise dans la confidence de mes sentiments vis-à-vis de Zach.
-S'il y a déjà cette fille dans sa vie, fais en sorte de rester naturelle en sa présence. Il faut au moins que tu représentes une bonne amie pour lui.

D'un autre mec, je me serai simplement dit que son amitié m'importait peu. Mais les liens entre nos familles imposent des règles différentes. D'ailleurs, je me sens plus détendue, à présent. Comme si le fait d'en parler avec Alex, et avec Jo, même quelques secondes, n'avait fait que m'ouvrir les yeux. Soyons réalistes. Il ne me verra jamais de cette manière. Je suis comme une petite sœur pour lui. Je n'ai rien en commun avec la magnifique blonde au sourire charmeur qui occupe ses pensées. Le mieux que je puisse attendre de lui, et de moi-même, c'est de renforcer notre amitié. S'il ne devait me voir que comme la cruche qui lui court après, qui a eu la sottise de craquer pour lui...

Alors, en tant qu'amie, en rentrant j'ai pris mon carnet. Le moment dans la chambre de Zach me revient, m'imprègne. Je me repasse ces minutes en tête, comme le souvenir d'un film, puis j'en efface le protagoniste, pour ne garder que la basse, les notes, la musique. Je constate sans surprise que cette mélodie que je n'ai entendue qu'une fois, je la connais par cœur. J'inscris d'abord les phrases chantées par Zach.

Thinking about you, my angel
And now I'm going to hell

J'espère ne pas avoir fait d'erreur. Il reste une grande quantité de "na, na, na" à métamorphoser en paroles. Je lance un regard plein de gratitude à mon dictionnaire franco-anglais. Je fais le vide, dans ma tête, n'y laissant que cette ligne mélodique de notes qui descendent vers les graves, avec tant de mélancolie. "De quoi parlent ces notes ?"... Une image fait place au visage de Zach : une vitre. L'obscurité. La pluie qui tombe.
Ma main libre tourne les pages du dico, tandis que mon stylo court sur le carnet.





19

La voiture se gare dans la cour des Carrisford. J'ai le cœur qui bat, en me conditionnant pour ce que je m’apprête à faire. La feuille est soigneusement pliée dans ma poche.
Nous rentrons dans la maison, que Romy a décorée avec soin. L'odeur du festin, les bougies, le sapin clignotant... Il y a bien longtemps que je n'ai pas été aussi heureuse la veille de Noël. Ma marraine nous accueille avec un mystérieux sourire.
-Les garçons nous attendent tous à l'étage. Ils ont prévu une surprise...

Sans plus de précision, nous montons tous, Ali et moi, suivis des parents. Nous arrivons dans la pièce plongée dans la pénombre, seule luit la fameuse lampe à lave verte de Chris. Les deux frères ainés se tiennent chacun de part et d'autre de la batterie, derrière laquelle Jordan est en place, lui aussi.

-Bonsoir, dit Chris. Bienvenue à ce show exceptionnel pour vous souhaiter à tous un joyeux Noël.
Jordan, à peine perceptible, compte jusqu'à quatre et la musique démarre. Ils reprennent avec brio "Jingle Bell rocks"... Chris chante avec entrain, et sa voix s'unit à celle plus aigüe de Zach qui fait les chœurs. Jordan ne les rejoint que sur les refrains, mettant toute son énergie dans sa batterie. Le mélange est tellement réussie qu'il paraît improbable qu'ils ne jouent ensemble que depuis si peu de temps. Une évidence apparaît : ils sont faits pour ça. L'alchimie entre eux, leur complémentarité, leur harmonie sautent aux yeux. Je les admire, Zach bien sûr, mais le trio dans son intégralité. Le morceau se termine et nous applaudissons.
"Une autre ! Une autre ! scandent les parents.
-On n'a qu'un seul morceau, désolé ! grimace Jordan.
-C'était vraiment super ! Vous devriez continuer dans cette voie... déclare ma mère.
-Oui, on va bosser à fond, maintenant, dit Chris.
Romy rallume la lumière. Ses yeux brillent de fierté tandis qu'elles embrassent ses garçons.
-La prochaine fois, vous me jouerez un morceau de Claude François !
-Ou pas... marmonne Zach en lui adressant un clin d'œil.
Bryan, Romy et ma mère descendent, nous indiquant en partant que nous passerons à table dans une demi-heure.

Mon cœur se remet à accélérer sous l'effet de la pression, mais ce premier essai du groupe m'a convaincu. Il y a quelque chose à faire, une sorte d'étincelle en eux qu'il faut encourager et voir grandir. Un tel talent n'est pas là par hasard. Je sors de ma poche la feuille, la déplie.
-Zach, dis-je à mi-voix, ne débranche pas ton ampli tout de suite.
Son regard interrogateur va de mon visage, que je sens instantanément rougir, à la feuille que je tiens.
-C'est pour le morceau que tu m'as joué, l'autre jour.
Zach retire délicatement le bout de papier de mes mains, déchiffrant les paroles. A nouveau, nos regards se croisent. Je lis dans le sien quelque chose qui me trouble, de la stupéfaction, et peut-être aussi, même, de l'admiration ?

Il pose la feuille sur le canapé, saisissant son instrument, dans un silence quasi-religieux. ll commence par fredonner...
-Tu permets que je change un peu la tournure de cette phrase ? demande t'il.
Je hoche la tête et m'installe près de lui. Il raye un mot, en griffonne un autre, inverse deux phrases. Pour finir, il ajoute en lettres majuscules un titre, en haut de la page, "Rain". Puis, il entonne la chanson pour la première fois.

Just a picture of you, on my mind
My arms needing you again
Voices telling you'll never be mine
And I'm staying in the rain
Voices knowing all my pain
But we all know my heart's blind

Sur le refrain, la guitare de Chris rejoint la chanson.

When the rain falls outside of my window
Thinking about you, oh, angel
This bad weather is all I know
And now I'm going to hell

Zach s'interrompt brusquement, les sourcils plus froncés que jamais. Il fixe les paroles, comme conscient de l'électricité qui me traverse et semble gagner les autres... Nous nous observons tous, muets, perplexes. C'est Alizé qui brise le silence.
-C'est incroyable...
-On tient quelque chose, là, non ? dit Jordan.
-Cette chanson est spéciale, admet Chris. Avec du boulot, elle sera vraiment extraordinaire.
-On pourrait être un vrai groupe, s'exclame Jordan.
Zach a déjà recommencé à jouer la chanson. Chris reprend la guitare et Jordan se glisse à nouveau derrière la batterie. Le slow prend forme. Les indications de Zach sont précises, directives, mais donnent de la puissance au morceau.
-Jo, là, tu donnes un coup de cymbale, puis un silence, et au troisième temps, tu reprends... Chris, ici, il faut que tu doubles la voix. En quinte... Tu y es ? ... et après le second refrain, il faudra trouver un pont, un solo de gratte, en restant sur ces mêmes accords. On finit sur un La Mineur... Juste la basse et les voix...
Il note au fur et à mesure ses indications. L'excitation est palpable... J'ai la sensation d'assister à quelque chose d'incroyable, de magique. Leur père vient interrompre la séance de travail improvisé, rappelant qu'il est temps de passer à table.

Nous descendons, parlant encore de la chanson, des changements à y faire, des perspectives qu'elle peut ouvrir... Zach, qui se tient derrière moi dans les escaliers, me bloque le passage en se glissant devant moi.
-Tu sais que t'es géniale ?
Comment peut-il, en une phrase, en un regard, détruire toutes mes convictions ? J'envoie à mon cerveau un ordre d'urgence :"c'est ton ami, un ami, rien de plus, ne reste pas là comme une idiote à battre des cils"...
-Tu devrais me le dire plus souvent !
Bof. Il faudra que je travaille encore mon ton "faussement enjoué". Zach sourit de toutes ses dents, n'ayant apparemment toujours pas remarqué ma gêne.
-Nous allons faire quelque chose de grand... A nous quatre, ça ne peut que marcher.
Je lui rends son sourire. Cette motivation, cette assurance, cela lui va si bien. Si j'ai au moins réussi à faire ça, est-ce que ça ne vaut pas le coup ? 


20

Le repas a été à l'image de ce que l'on pouvait attendre : riche, copieux, gai et émouvant. A l'occasion du dessert, Bryan nous a servi à chacun une coupette de champagne, pour accompagner la traditionnelle bûche prise chez le pâtissier favori de ma mère. Cette année, ce sera donc cerise et chocolat, un délice... Jordan, une main sur mon épaule, m'attire contre lui pour trinquer.
J'avale une gorgée du liquide doré, peu convaincue par son goût acide. Jordan grimace aussi.
-On est d'accord, ça ne vaut pas le Dr Pepper ?
-Le Dr qui ? demande Alizé qui a déjà vidé sa coupe, levant bien haut son petit doigt.
Nous gloussons bêtement. Ce soir, je me sens comblée. Je ne me souviens pas d'un meilleur réveillon... Chris, Zach et Romy reprennent en chœur "Jingle Bell Rocks". Je les accompagne sur le refrain, malgré ma voix approximative, tandis que Bryan et ma mère ramènent, le pas dansant, le café et une corbeille de clémentines et de papillotes au chocolat.
-On passe aux cadeaux ? demande Chris, les yeux brillants.

Nous voilà tous comme des gamins, autour du sapin. Bryan s'empresse de sortir son appareil photos. Chacun passe les paquets en fonction des étiquettes, avant de passer à l'étape du déballage.
Je me retrouve avec cinq paquets : je découvre d'abord une boîte raffinée de confiseries au caramel, puis un coffret comprenant plusieurs nuances de poudre pailletée que m'avait fait tester Ali. L'autre cadeau du pot commun m'apparaît tout de suite comme une idée de Jordan, puisqu'il s'agit d'un nouveau carnet, avec une magnifique couverture en velours noir parsemé d'étoiles. Je me jette à son cou sans retenue...
Mes autres cadeaux sont également superbes : de la part de Romy et Bryan, des bons pour des livres. Et ma mère, à ma grande surprise, a choisi de m'offrir le parfum repéré par Alizé lors de notre virée shopping.
Les garçons ont reçu de leurs parents un cadeau commun, une nouvelle console de jeux vidéos... Alizé jubile en contemplant son nouvel accessoire, un gaufreur pour les cheveux... Quand enfin, Jordan découvre sa lampe "R2D2", le cri qu'il pousse nous plonge tous dans une véritable crise de fou rire...Décidément, cette soirée a quelque chose de magique. Nous étreignons nos parents, eux aussi très heureux de leurs présents et de nous voir tous réunis dans cette atmosphère chaleureuse.

Un peu plus tard dans la nuit, alors que les parents se sont mis devant un des westerns reçu par Bryan, et que Zach, Chris et Ali testent la nouvelle console, Jordan et moi installons la lampe.
-Elle est tellement belle, glapit Jordan pour la centième fois.
Une fois montée, ce qui nous prend le plus de temps est de déterminer où la placer. La chambre a beau être minuscule, Jordan prend quand même une éternité à choisir l'endroit qui selon lui, mettra le mieux en valeur cette œuvre d'art -toujours selon lui... Finalement, il dégage tout ce qu'il a sur sa table de chevet pour n'y laisser que l'imposant objet.
Après quoi, nous nous installons sur son lit, sa tête sur mon ventre, laissant la fatigue et la lumière tamisée nous bercer.
-Tu as été super, Liv, murmure Jordan.
-Tu m'as déjà remerciée pour le cadeau, mais je t'ai dit, ce n'était pas seulement mon idée.
-Non, je parle de la chanson. Tu as fait du bon boulot. Tu sais quoi, je pense que ça pourrait réellement déboucher sur quelque chose...
-C'est aussi ce que je pense. Vous êtes tous les trois tellement doués... Un groupe de trois garçons, si jeunes, mais capables de composer et de jouer aussi bien...
Jordan penche légèrement la tête vers moi.
-On n'est pas vraiment dans la tendance de ce qui marche maintenant, cela dit.
-Mais ça pourrait... Ali me montrait l'autre jour un clip de son groupe fétiche, les Four Me Dable... Vous êtes bien plus talentueux... et tout aussi mignons.
-Surtout Zach, me taquine Jo.
-La ferme ! Chris a un charme fou, c'est sûr que ça lui vaudrait un maximum d'attention de la part d'un public féminin. Et toi, quand tu arrêtes de faire le crétin, tu n'es pas en reste. Tu es même le mec le plus cool que je connaisse.

Un toussotement discret me fait me redresser. Zach se tient dans l'encadrement de la porte, observant avec impatience en direction du lit. Je dois rougir comme une tomate... Seul Jordan semble ne rien remarquer, demandant simplement à son frère ce qu'il veut.
-C'est Zoé, au téléphone, dit Zach en lui tendant le combiné. Elle voulait te souhaiter un joyeux noël.
Une fois de plus, mon cœur se serre. Jordan se précipite vers le téléphone et part, baragouinant en anglais à toute allure. Zach et moi restons seuls, bien peu de temps, car il part précipitamment, en claquant la porte derrière lui. Intérieurement, je me déteste. Il a certainement remarqué mon changement d'attitude lorsqu'il a parlé de Zoé...

Quand Jordan revient, au bout de quelques minutes, radieux, j'ai eu le temps de me ronger les ongles des deux mains. Presqu'une chance que mon manque de souplesse ne me permette pas de passer à ceux des pieds...
-Ouh, déclare t'il sans même remarquer ma mine dévastée, ça fait longtemps que je n'avais pas parlé à Zoé...
Je ne relève pas.
-On retourne un peu aux Etats-Unis, en janvier... Zoé espérait qu'on passerait en Floride.
-Tu m'étonnes, dis-je à voix basse. Zach doit lui manquer.
-Pas plus ni moins que Chris ou moi... rétorque Jordan. Je veux dire, Zach et elle, ils ont le même âge et ils s'entendent hyper bien, mais avec nous aussi, quoi... C'est notre seule cousine, après tout.

Je bloque. Il me faut un instant pour que tout s'imbrique dans mon esprit. Leur cousine. Sa cousine. Jordan me dévisage.
-Tu es sûre que ça va ?
Oui, ça va. En fait, j'ai l'impression que je n'ai pas été aussi bien depuis des semaines... J'adresse à Jo un sourire radieux.
-Vous partez quand déjà ?
-Les trois premières semaines de janvier...
J'entends dans le petit salon, ma mère qui vient nous avertir que nous rentrons. Je me lève, le pas léger.
-On se voit la semaine prochaine, avant que vous partiez ?
-Bien sûr..., répond Jo, m'adressant toujours un regard suspect.
J'attrape au passage le sac qui contient mes cadeaux. Jordan me raccompagne. J'aperçois Zach, qui ne bouge pas du canapé, les yeux rivés sur l'écran où il joue.
-Euh... A bientôt ! lui dis-je en souriant.
-Oui, oui... marmonne t'il sans un regard.

Je reste interdite, en haut de l'escalier. Son indifférence me blesse d'autant plus que la seconde d'avant, j'avais presque l'illusion de... L'illusion de quoi ? Quand vais-je arrêter d'être si naïve ? Je descends les marches, quatre à quatre, me force à oublier cet instant pour embrasser ma marraine avec chaleur. Nous montons en voiture et je laisse sans problème le siège de devant à Alizé. La banquette arrière dissimulera mieux la larme que je ne peux m'empêcher de verser...





1 commentaire:

  1. "n'y laissant que cette ligne mélodique de notes qui descendent faire les graves" > vers les graves non ?

    Bon sinon... Vivement dimanche !

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