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Les Carrisford sont partis il y a trois heures mais je ne parviens
toujours pas à fermer l'œil. Je froisse le vingtième brouillon de la nouvelle
chanson de Zach. Même en me concentrant de toutes mes forces, les paroles ne
viennent pas. Pas après ce qu'il m'a dit tout à l'heure. Chaque version qui sort
de mon stylo me paraît dévoiler bien trop des sentiments que j'ai envers son
commanditaire.
Et d'ailleurs, n'est-ce pas ce qu'il cherche ? Je m'imagine déjà qu'il a
fini par comprendre mes regards et mon embarras envers lui, qu'il ne fait tout
ça que pour accentuer le ridicule de la situation.
Si c'est ça, qu'il le sache tout de suite, je ne compte pas rentrer dans
son jeu. Je me couche, essayant de repousser ces idées dans les recoins de mon
esprit.
Je me réveille, cinq heures plus tard, en sueur. Je n'ai plus le
souvenir du rêve que j'ai fait, juste une sensation désagréable, que j'ai du
mal à cerner. Mon carnet, fidèle au poste sur ma table de nuit, m'offre sa page
vierge telle que je l'ai laissée en m'endormant. Ma décision est prise, je
n’écrirai pas une ligne sur la jalousie, que ça lui plaise ou non.
Je reprends le brouillon de « Find my way » et m’applique à
réécrire certaines parties.
Je me relis, réalisant que je ne sais plus trop de qui parle la chanson…
Probablement un peu de Romy, de ma mère, de Zach… et probablement beaucoup de
mon père. Zach n’aura qu’à se contenter de ça.
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Zach en est à sa troisième relecture de notre nouvelle chanson. Il
semble dubitatif.
-Quoi, elle ne te plait pas ?
Je réalise à quel point mon ton a été sec. Mais je ne compte pas
m’excuser.
-Non, c’est très bien. Je pensais juste que tu travaillerais l’autre…
Je le coupe immédiatement.
-J’ai essayé. Mais ça ne m’inspire pas. Jordan ?
Je me tourne vers mon ami.
-On va chercher quelque chose à boire ?
Je m’éloigne avant d’avoir la réponse, suivie par Jo.
-Tu as mangé quoi ce matin ? demande ce dernier avec un sourire.
Je hausse les épaules. Nous arrivons à la buvette, où une file d’attente
considérable se presse. Ma mère arrive, essoufflée, et nous rejoint dès qu’elle
nous aperçoit.
-Vous avez trouvé des bonnes places ?
-Oui, tu peux aller rejoindre Romy, Zach et Chris dans la salle, on
arrive avec quelques boissons.
Nous passons le dimanche après-midi à la salle des fêtes pour assister
au spectacle de danse de l’école d’Ali.
-C’est quoi cette histoire de chanson ? demande Jo, finalement.
-Ton frère m’a demandé d’écrire sur le thème de la jalousie et des
amours impossibles. Je n’ai pas trouvé ça drôle.
Jordan fronce les sourcils.
-Tu as pris ça comment ?
-Il n’y avait pas mille façons de l’interpréter, il se moque de moi
parce qu’il se doute des sentiments que j’ai envers lui…
-Je ne pense pas que c’était le but, franchement.
Je ne réponds pas. C’est notre tour de passer commande à la buvette et
nous repartons avec du soda pour tout le monde.
Nous retournons dans la salle pour la distribution. Christopher s’est
apparemment absenté – je l’aperçois au loin en pleine discussion avec la jeune
fille blonde repérée l’autre jour, devant l’école de danse.
Alors que je tends son soda à Zach, je le vois toujours plongé dans la
lecture de « Find my way ». Je m’installe à côté de lui, résolue à
être plus avenante.
-Il y a quelque chose qui ne colle pas ?
-Non. Simplement, ça va être une chanson un peu spéciale. Tu me mets la
pression.
Il esquisse un sourire. Je m’apprête à lui répondre, mais la lumière
s’éteint, indiquant que le spectacle débute. Je ne regarde la scène que d’un
œil distrait.
Je me concentre à nouveau quelques minutes quand le groupe d’Ali fait
son entrée. Ma sœur parait plus radieuse que jamais, pailletée de la tête aux
pieds dans un uniforme de majorette rose. A cet instant je prends conscience de
l’amour et de la fierté que je lui porte. « Find my way » parle aussi
certainement beaucoup de ma relation avec elle, maintenant que j’y pense.
J’applaudis à tout rompre.
Il s’écoule encore de longues minutes avant l’entracte. J’avale une
nouvelle gorgée de soda et me tourne vers Zach. Juste à temps pour le voir se lever
et s’éloigner d’un pas précipité sans plus d’explication. Ok. J’interpelle
Jordan.
-Je ne sais pas ce qu’il a aujourd’hui, mais je…
-Hier soir, me coupe mon ami, il est venu me demander si c’était sérieux
entre nous.
Je bloque. Jordan baisse les yeux, visiblement gêné par la tournure de
la conversation.
-Liv… J’avais dit que je ne voulais jamais me retrouver dans cette
position… Vous devriez parler tous les deux…
-Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
-J’ai simplement dit que je ne voulais pas parler de toi avec lui. Il
avait l’air très vexé. Normal, ça doit être la première fois que je prétends ne
pas vouloir lui parler de ma vie privée. Ou plutôt de mon absence totale de vie
privée…
Je dois parler à Zach. Maintenant.
Je me lève et pars à sa recherche. Sauf qu’il n’est nulle part. Ni dans
le hall de la salle des fêtes, ni dans les toilettes des hommes où j’ai supplié
Chris de vérifier, ni sur le parking. Je retourne à ma place quelques secondes
avant que le spectacle ne reprenne, avec un siège vide à ma gauche…
Zach ne revient qu’une bonne vingtaine de minutes après cela.
-Tu étais où ? je demande à voix basse.
Il hausse les épaules et me fait signe de regarder le spectacle. Alizé
est à nouveau sur scène. Je décide d’oublier Zach pour le moment.
La dernière demi-heure passe à une lenteur scandaleuse. Je me repasse en
boucle les phrases que je pourrais lui dire, sans en trouver une seule de
satisfaisante.
Enfin, le salut final. Je me tiens prête à suivre Zach, et je fais bien
car comme pour l’entracte, il amorce un départ précipité. Je le suis, résolue à
avoir cette discussion immédiatement. Il prend la direction du parking, et
pendant une seconde j’hésite, sachant que ma mère va probablement se demander
où je suis. Tant pis. Zach contourne la salle des fêtes, rejoignant la cour qui
se trouve derrière le bâtiment et s’assoit seul sur les marches de l’entrée des
coulisses. Je l’observe sortir un calepin de sa poche, un modèle bien plus
petit que mon carnet. Je m’avance vers lui.
-C’est là que tu es venu te planquer tout à l’heure ?
Il lève la tête, m’apercevant enfin. J’essaye de me donner un peu de
contenance, sachant que même en étant debout et lui assis sur les marches, je
me sens frêle, faible et embarrassée.
-Je suis venu terminer ma chanson. "Forbidden song". Celle que tu n’arrives pas à écrire.
-Ah ?
Bravo. Mon sens de la répartie doit le sidérer.
-Tu voulais me dire autre chose ? interroge t’il.
Son ton est neutre. Tout comme son visage. Je m’éloigne de quelques pas,
puis j’ai l’impression étrange que quelqu’un d’autre prend les commandes de mon
cerveau, me forçant à me retourner et lui dire :
-Il n’y a rien entre Jordan et moi.
Nous nous dévisageons un instant. J’imagine aisément sa réaction, il va
hausser les épaules et m’expliquer que cela ne l’intéresse pas le moins du
monde. Au lieu de ça, il referme son calepin.
-Rien ? répète-t-il.
-Il n’y a jamais rien eu.
-Et entre toi et ce type que j’ai vu l’autre fois ? Celui qui te
parlait à la sortie du collège, quand je suis venu te chercher ? C’est ton
petit ami ?
Je suis bouche bée.
-Non. Ce mec-là est un crétin.
Zach se lève, marche un peu, passant devant moi comme si je n’étais pas
là.
-Tu sais ce que ça veut dire ? demande t’il soudain.
Je secoue la tête.
-Que cette chanson n’a plus aucun sens.
Il range le calepin dans sa poche et s’éloigne encore un peu.
-Nos mères vont s’inquiéter, ajoute- t-il sans se retourner.
Une manière comme une autre de me faire comprendre que la conversation
est terminée.
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