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Toujours en silence, nous regagnons ma chambre. C'est incroyable de voir
qu'en une fraction de seconde, la colère a fait place à la stupeur, et à un
frémissement... Ce n'est pas encore de l'euphorie, car lui comme moi, nous
savons que la partie n'est pas gagnée... Mais n'est-ce pas déjà un bon début ?
Je m'assois sur le lit, Zach en tailleur sur la moquette, face à moi.
-Ils rappellent la semaine prochaine, explique Zach comme s'il avait lu
dans mes pensées.
-Vous allez pouvoir montrer ce que vous savez faire à des pros... Je
suis tellement contente pour vous.
- Pour nous, corrige-t-il. Tu fais partie du groupe aussi.
J'esquisse un sourire.
-Zach, je suis vraiment désolée pour tout à l'heure. Je ne...
Il me coupe, ses joues commençant à redevenir rouges.
-N'en parlons plus.
J'acquiesce. Il se lève et s'installe à côté de moi.
-Tu as bossé une nouvelle chanson ?
Je me sens honteuse après avoir passé la semaine à lui en vouloir, à
écrire ma rage plutôt que de travailler un autre titre. Impossible de lui
montrer ce que j'ai écrit ces derniers jours... Je secoue la tête négativement.
-Pas grave, dit-il doucement. Ce qui serait bien, ce serait de pouvoir
leur faire écouter au moins trois titres, à la maison de disques. Qu'ils voient
notre sérieux.
Nous écoutons ensemble la deuxième démo sur la cassette de Zach, qui n'a
pas bougé du lecteur depuis quinze jours. C'est une mélodie douce, moins
mélancolique que "Rain"... Je saisis mon carnet, feuilletant les
pages à toute vitesse.
-Qu'est-ce que tu en dis ?
Je lui colle la page dans les mains. Sa réaction est sans équivoque.
Nous nous empressons de traduire, modifier, transformer cet ancien poème en
chanson. Le résultat, moins d'une heure plus tard, est assez concluant. Un coup
de klaxon retentit en bas.
-C'est ma mère, reconnaît Zach.
Nous descendons. Romy nous annonce la suite du programme.
-Liv, on doit passer prendre ta sœur, et récupérer le gâteau pour ta
mère. Elle nous rejoint ici après la fermeture du musée. Bryan et Jo arrivent
plus tard.
Jordan est resté avec son père pour préparer un exposé d'histoire
important, qui aura un gros coefficient dans sa moyenne de l'année. Chris,
quant à lui, patiente dans la voiture. Zach et moi nous installons à l'arrière
et je guide Romy jusqu'à l'école de danse d'Alizé. Cet après-midi, elle y avait
rendez-vous pour les essayages et retouches des justaucorps pour le spectacle
de printemps.
Quand Romy se gare devant l'école, je distingue Ali avec son groupe de
copines, ainsi qu'une jeune fille plus âgée. Romy fait signe à ma sœur pour
qu'elle nous rejoigne. Elle a à peine refermé la portière que Chris se retourne
vers elle, comme fou.
-Qui est cette fille ?
Ali met une seconde à comprendre de qui il peut bien parler.
-Ah, la grande blonde ? C'est Manuella, l'assistante de mon prof de
danse.
Chris ne dit rien, contemplant avec ravissement la jolie jeune fille qui
salue de la main Alizé alors que nous nous éloignons.
-Liv, tu me guides jusqu'à la pâtisserie ? demande Romy.
Je m'exécute. L'ambiance est légère. Zach fait semblant de s'intéresser
à la description précise de la tenue de danse d'Ali, Chris chantonne avec
entrain et je me concentre sur le trajet avec ma marraine...
Dix minutes plus tard, nos commissions achevées, nous sommes attelés à
la préparation du repas de fête. Je sors la plus belle nappe, Zach -se
rappelant de leur emplacement, la vaisselle et les couverts. Chris et Ali
répètent la chanson dans le salon, de manière à ce que nous entendions tous et
nous imprégnions du morceau. La répétition s'achève à l'arrivée de Jordan et
Bryan, apportant avec eux un grand plateau de fruits de mer. J'ai horreur de
ça, mais je sais que ma mère sera comblée...
La soirée est mémorable : Maman ne cesse de passer du rire aux larmes,
émue. Elle pleure en découvrant la déco de la table, en apercevant les fruits
de mer, en nous écoutant chanter, juste avant le dessert... Moi-même je me sens
étrangement mélancolique. Nous n'avions plus célébré l'anniversaire de Maman
depuis trois ans, du moins pas avec tant de faste. A l'ouverture des cadeaux,
c'est l'apothéose. Ali et moi avons fait en fonction de nos moyens limités et
opté pour un agrandissement encadré de la dernière photo que nous avons pris
tout ensemble, les Carrisford et nous, il y a bien des années. Chacun observe
la photo, un sourire tremblant au bord des lèvres.
Après le repas, nous nous réunissons autour d'un jeu de société : par
équipe, nous devons faire deviner des mots par différents moyens, le mime, le
dessin, en charade... C'est vraiment agréable, pour une fois, de rester tous
ensemble. Romy, Jordan et moi gagnons avec un score écrasant, et je me sens
comblée de réaliser combien nous nous connaissons et comprenons bien tous les
trois. Au fond de moi, je sais que ce sont ces liens, les plus importants...
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Cela fait dix jours que j'angoisse, alors que je ne suis concernée que
de loin. Mais le grand jour est arrivé, les garçons passent une audition ce
matin devant le label Moonlight, une importante société dont on trouve le logo sur la plupart
des disques de groupes qui cartonnent en ce moment. J'attends avec impatience,
décidée à ne pas m'éloigner du téléphone. Jordan a promis de m'appeler à la
seconde où l'entretien serait fini.
Après des heures à tourner en rond, avec mon carnet sur les genoux alors
que je me sens incapable d'écrire une seule ligne, la sonnerie tant attendue se
fait entendre.
-Jordan ?
-Oui, c'est moi.
-Alors, raconte !
Je hurle presque dans le combiné.
-Calme-toi ! Je crois que ça ne s'est pas bien passé, en fait.
-Quoi ? Comment ça ?
J'écoute son récit sans l'interrompre. Un groupe de cinq hommes les
attendait dans un petit studio. Ils ont regardé la vidéo ensemble, puis un des
hommes leur a demandé d'un air sceptique s'ils étaient capable de rejouer le
morceau, ici maintenant.
-Ils avaient l'air de ne pas croire que nous jouions nous-même, tout en
chantant. Mais on ne s'est pas dégonflé, on l'a fait. C'était même encore mieux
pour Zach et Chris, avec du matos de pro, des micros et tout...
Les hommes du label ont semblé surpris, surtout l'un qui paraissait très
enthousiaste. Mais les autres se sont demandés à haute voix si un tel groupe
fonctionnerait auprès du public.
-L'un disait qu'on se ressemblait trop tous les trois. J'avais envie de
lui dire, c'est dingue, ça, comme si on était frangins... Un autre a demandé si
on savait danser.
-Tu n'as pas répondu oui, j'espère ?... Désolée, je ne devrais pas te
vanner dans un moment comme ça.
-Je ferai donc comme si tu n'avais rien dit. Bref, un des mecs a ajouté
qu'on serait sans doute le top du top d'ici cinq ans, pour le public féminin.
-Et c'est tout ?
-Non, celui qui était emballé après qu'on ait joué, il nous a dit qu'il
nous rappellerait. Ce qui veut dire qu'il ne le fera sans doute pas. En
revanche, bonne nouvelle pour Ali, ce même gars nous a offert quatre billets
pour le concert des Four Me Dables.
-Oui, enfin...
-C'est vrai que s'ils cherchent un groupe dans le même genre pour leur
satanée première partie, on n'avait aucune chance.
-Dans ce cas-là, ce sont eux qui manquent quelque chose, pas l'inverse.
Jordan paraît peu convaincu. Evidemment. Cet entretien reste dur à
avaler, à dépasser. Nous sommes déçus, et je pense à Zach, qui doit l'être plus
encore, de voir refuser sa musique pour des motifs si incompréhensibles.
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