Chapitre 28 / 29 / 30

28

Le dîner s'est bien passé. Une fois de plus, nous nous retrouvons entre jeunes, laissant les parents discuter entre eux. Nous en faisons autant de notre côté. Le débat porte sur le fait de créer une surprise pour l'anniversaire de Maman.
-On pourrait préparer une chanson ? évoque Ali.
-Outre le fait que nous chantons comme des casseroles, on fête l'anniversaire à la maison. Les garçons ne pourront pas amener la batterie avec eux !
-Pourquoi pas quelque chose de simple, une jolie ballade, où j'amènerais seulement ma guitare ? propose Chris.
L'idée me plait bien, même si je me dis qu'avec le peu de temps que nous avons, il n'y aura pas la place pour une répétition et que le résultat peut être approximatif. Qu'importe, il s'agit surtout de marquer le coup.
-Oui, dit Alizé avec enthousiasme. La chanson, plus un petit cadeau sympa, ce sera très bien.
Ceci étant réglé, nous nous installons tous ensemble, plus confortablement sur les banquettes, pour regarder un film, en dégustant le dessert avec une boule de glace...

Deux heures plus tard, c'est avec surprise que je découvre, sur la banquette d'à côté, Zach, les yeux fermés. Il s'est endormi pendant le film. Je fais signe aux autres de ne pas faire de bruit.
-Chris et moi, on va choisir une chanson pour Maman, chuchote Ali.
L'avantage à ce que tout le monde nous prenne pour un couple naissant, Jo et moi, est que nous pouvons passer du temps ensemble ! Nous nous éclipsons dans sa chambre. Je remarque tout de suite qu'il a embarqué avec nous la sacoche qui contient le caméscope.
-Normalement Papa ne nous le prête pas alors je voulais en profiter. Il faut juste que je change bien la cassette pour ne pas me faire tuer par mon frère.
Une cassette vierge est insérée dans l'appareil. Jordan lance l'enregistrement et pointe l'objectif sur lui-même.
"Bienvenue dans ce numéro spécial, en immersion dans la vie privée d'un groupe mondialement connu. Enfin, promis, c'est pour bientôt. Nous nous trouvons ici dans la chambre du jeune batteur charismatique du groupe. Constatez son bon goût dans l'ameublement des lieux".
Il cadre aussitôt sa table de chevet avec sa lampe R2D2. Je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire. Aussitôt le caméscope se tourne vers moi.
"Laissez-moi vous présenter Livia, membre caché mais néanmoins important de ce groupe. C'est à elle que nous devons l'intensité de nos tubes comme "Rain", "L'instant" et encore beaucoup d'autres".
Il s'y croit vraiment et c'est vraisemblablement contagieux. A nouveau, il effectue un gros plan sur son visage.
"Nous allons à présent découvrir Chris, notre séduisant guitariste et chanteur, dans son intimité. Je crois savoir que ce soir, il est avec une fan très chanceuse qui assiste à une de ses célèbres performances".

Nous nous glissons hors de la chambre et entrons dans celle d'en face, en faisant le moins de bruit possible. Moi pour ne pas réveiller Zach, Jo pour surprendre Chris. Ma sœur et lui sont encore à choisir la chanson la plus propice pour l'anniversaire. Christopher tient sa guitare sur ses genoux, et interrompt le morceau quand nous entrons.
"Voici donc l'univers d'un musicien alors que nous le surprenons en plein travail. Christopher, expliquez à nos spectateurs quelle est la situation actuelle ?"
Chris joue le jeu et décoche un regard charmeur au petit caméscope.
-Et bien, il est quasiment une heure du matin, mais je ne trouve pas le sommeil. Je prépare une reprise pour un show dans quelques jours, j'ai la pression... Je me donne à fond pour mon public.
Jordan coupe l'enregistrement.
-Je devrais filmer nos répètes, et des moments de notre vie comme ça, à la fin ça ressemblera peut-être à un vrai reportage ?
Chris plisse le front, avec ce tic que je commence à lui connaître, en ne haussant qu'un seul de ses sourcils.
-En tous cas, on a choisi la chanson, déclare Ali.
-"My way" ! Pas mal, hein ?
-Oui, s'enthousiasme ma sœur, il faudra juste qu'on apprenne le texte en anglais.
-Vendu !
Jordan a l'air de se désintéresser de la conversation, repartant en chasse avec son caméscope, me faisant signe de le suivre. Je m'arrête soudainement réalisant que mon camarade ne repart pas vers sa propre chambre, mais vers celle de Zach.

-Jo, non ! dis-je dans un souffle.
Il ne m'écoute pas et pousse la porte, tandis que son frère ne bronche même pas, nous tournant le dos, toujours allongé sur la banquette dans l'obscurité. Jordan allume la lumière de la lampe de chevet, incluant dans sa prise de vue un petit tas de vêtements en boule au pied du lit.
"Notre bassiste, qui ignore pour l'heure notre incursion dans sa tanière, n'est pas véritablement le plus ordonné du groupe. Constatez ce linge qui traîne, attendant une main charitable qui le mènera à la machine à laver la plus proche..."
Je rigolerais certainement si je n'étais pas si tendue de me trouver là. Jordan continue de filmer le bazar omniprésent en ces lieux.
"Ici, vous pouvez apercevoir un amas de feuilles froissées... Vous vous demandez certainement, cher spectateur, pourquoi ces feuilles se trouvent autour de la corbeille à papier, et non pas à l'intérieur ? Je l'ignore... Sans doute un mode de vie hautement primitif".
Il interrompt son tournage, et se tourne vers moi.
-Maintenant, il faut que je planque cette cassette sinon je suis un homme mort !

Je ne l'écoute plus vraiment, contemplant l'une des feuilles qui jonchent le sol, moins froissée que les autres. Parce que, d'ici, on dirait vraiment un texte. Je reconnais l'écriture de Zach, les ratures qui rappellent le travail que nous avons fait ensemble sur les deux premières chansons... La curiosité est trop forte, je ramasse la feuille. C'est bien un texte de chanson. Le titre "I'm a liar" s'étale sous mes yeux, générant un petit rire involontaire, faux, un choc en moi.
-Sauf erreur, on traduit ça par "Je suis un menteur", non ?
Jordan jette un œil et acquiesce, l'air embarrassé. Je ricane :
-Merveilleux titre...
Je ne me donne même pas la peine de lire les paroles et refroisse le brouillon avec rage. Je quitte la chambre, ne me souciant plus vraiment du bruit que je peux faire ou pas. Pendant une seconde, j'envisage de regagner la chambre de Jordan, prendre le temps de me calmer, de souffler avec lui, mais finalement je préfère descendre directement au rez-de-chaussée. Les parents, toujours dans le salon en pleine discussion, me fixent avec étonnement.
-Maman, on y va ? Je suis crevée...

Moi aussi, "I'm a liar". Ce mensonge-là n'en est que la moitié d'un, si l'on tient compte du fait que je suis effectivement, nerveusement, fatiguée et lassée.
-Tu veux dormir ici, ma puce ? questionne Romy.
Elle se lève et vient à ma rencontre, un peu inquiète. Il ne m'en faut pas plus pour commencer à culpabiliser.
-Non, non, ne t'en fais pas... C'est juste que... Je me demandais quand on rentrerait. C'est tout.
Ma mère et son amie échangent un regard, puis Maman se lève à son tour, commençant à débarrasser le service à café.
-Tu appelles ta sœur ?

Quelques minutes après, nous roulons vers la maison. Je garde en tête l'image de Jordan, consterné près de la portière de la voiture en nous regardant partir. Zach ne s'est pas réveillé, et tant mieux. Pour la première fois depuis leur retour, je n'avais aucune envie de le voir. Je me sens vide et inutile. La maison. Ma chambre. Mon lit. Mon carnet.

Je commence à écrire, ma gorge se serre. Non, idiote, tu écris pour ne pas pleurer. Une chose que mon cerveau comprend fort bien apparemment, car je lâche mon stylo, essayant d'étouffer mes sanglots ridicules. Qu'est-ce que je vais devenir, s'il n'a plus du tout besoin de moi ?

29

Jordan a téléphoné hier. Il voulait savoir si j'allais mieux. Oui, et non. Ce qui m'a fait sourire, c'est d'avoir surpris un bref échange entre Maman et Ali, où ma sœur supposait que mon humeur résultait d'une possible dispute avec Jo. Quelque chose me dit que ma vie aurait été simplifiée si c'était réellement pour lui que j'avais eu des sentiments...
Je profite des deux heures de physique pour raconter ce pénible samedi soir à Alex. Elle semble dubitative.
-Tu ne penses pas qu'il essayait d'écrire par lui-même, mais qu'il a jeté toutes ces feuilles parce que... il trouvait que c'était moins bien que ce que tu fais ?
Je soupire.
-Tu ne sauras pas si tu ne lui demandes pas, reprend Alexandra à voix basse.
-Ah oui, ça serait sympa comme conversation. Hello Zach, dis-moi, je fouillais dans ta chambre l'autre fois, les paroles que tu as jetées, c'est parce qu'elles étaient aussi pourries que si je les avais écrites moi-même, ou c'est autre chose ?
-Tu t'énerves sur quelque chose qui peut n'être qu'un malentendu. Il ne t'aurait pas demandé ton aide s'il te trouvait nulle...
Je ne réponds pas. ll ne manquerait plus que je m'engueule avec Alex par-dessus le marché. Je feins donc l'intérêt pour le polycopié distribué par le prof. Mon amie n'insiste pas.
Mais la journée vient tout juste de commencer, et alors que je me dis qu'elle ne pourra pas empirer, je réalise que je suis loin de la vérité : la sonnerie de la récré retentit, j'attrape mon sac et je traverse le couloir pour me trouver face à Matthieu.
-Tiens, Livia !
Je ne bronche pas.
-Tu ne dis pas bonjour ? Pas grave. J'ai vu ton nom parmi les courriers du Printemps des Poètes, samedi. On s'est réunis avec quelques autres membres du jury...
J'ai envie de vomir. Sur lui, ça serait parfait.
-Je suis content que tu te décides à participer au concours, sincèrement, affirme-t'il sans se départir de son air narquois. J'ai toujours pensé que tu te débrouillais bien ! Au moins tu oses, et comme on dit, l'important, c'est de participer !
Non, tout compte fait, je vais le tuer, et vomir ensuite. Si je tente l'inverse, je vais me salir...
-Tu ne réponds pas ? Tant pis, je ne venais que pour te souhaiter, amicalement bonne chance.
Il s'éloigne enfin, et je reprends conscience du reste de mon environnement. Le couloir, les élèves qui se pressent vers la cour, Alex qui m'entraine vers le distributeur de boissons.
-Je t'offre à boire, tu as besoin d'un remontant, déclare t'elle.
Je marmonne :
-Un Dr Pepper, dans ce cas...
A défaut, je partage avec elle quelques gorgées de thé glacé... Ma colère a du bon : je passe l'heure suivante à écrire, presque sans interruption, sous l'œil ravi de la prof de français qui doit s'imaginer que je développe longuement l'exercice de réécriture qu'elle a réclamé en début de cours. Je relis mon texte, décidée à le laisser tel quel, à l'état de premier jet. Il me convient ainsi, j'en suis même particulièrement satisfaite. J'irai même jusqu'à songer qu'il aurait constitué une très bonne base pour une nouvelle chanson. Dommage pour Zach.

 

30

Lorsque j'ouvre la porte de ma chambre pour découvrir Zach, derrière, je reste interdite. Il ne me faut pas longtemps pour me souvenir que je suis furieuse après lui.
-Qu'est-ce que tu fais là ? Je croyais que vous arriviez vers dix-neuf heures...
-Merci pour ton accueil ! Je pensais qu'on pourrait travailler une autre chanson, donc je suis venu plus tôt...
Zach est visiblement décontenancé par mon attitude. Tant mieux.
-Tu as besoin de moi pour écrire, maintenant ?
Les mots ont franchi mes lèvres avant que je n'ai pu m'en rendre compte. Maintenant il va falloir que je m'explique. Et sans exposer Jordan, qui lui n'a rien demandé. Zach attend la suite, appuyé contre la porte sans oser faire un pas de plus.
-Je... cherchais ma veste, et j'ai regardé si je ne l'avais pas laissée dans ta chambre. J'ai vu un texte que tu avais écrit, dans des feuilles qui traînaient par terre. Je ne fouillais pas, je ne voulais pas faire l'indiscrète mais elles étaient là, en plein milieu...
Je cherche son regard, mais lui garde la tête baissée. Nous sommes assez proches pour que je constate qu'il se mordille la lèvre inférieure. Il paraît lui aussi furieux, à présent, mais aussi... gêné ? Je suis prise au dépourvu... J'ai passé une semaine pénible à cause de lui, et en plus il faudrait que je m'excuse ?
-Tu as lu le texte ? demande t'il.
-Juste le titre. J'étais trop énervée pour lire le reste.
Lorsqu'il lève enfin les yeux vers moi, je regrette qu'il l'ait fait. Il est hors de lui.
-Tu n'avais rien à faire dans ma chambre, articule t'il en se contenant de hurler. Tu savais que ta veste n'y serait pas, alors qu'est-ce que tu cherchais ? Tu voulais me ridiculiser ?
Mais de quoi parle-t-il ? Je ne compte pas me laisser faire.
-Pourquoi est-ce que j'irai fouiller dans tes affaires, Zach ? Tu planques des trucs si passionnants sous ton lit ? Tu crois que je m'intéresse à ta collection de chaussettes sales ou de photos X ?
Nous nous fixons sans rien dire. Je suis sur le point de fondre en larmes et je dois utiliser toute ma volonté pour ne pas céder. Pas là, pas devant lui. C'est à ce moment-là que le téléphone émet une sonnerie. Cela sonne aussi fort, d'habitude, ou est-ce dû à ce silence particulier ? Au rez-de-chaussée, ma mère me crie de répondre sur le second combiné. Je bouscule Zach pour aller le saisir. Du calme, du calme.
-Liv ? C'est Jo.
-Ah...
J'hésite à lui dire que ce n'est pas le moment, mais il parle avant moi, d'un ton précipité.
-Liv... Passe-moi mon frère, s'il te plait. Si je t'en parle avant, il va me tuer.
Sans trop comprendre, je fais signe à Zach, toujours planté devant ma porte, de venir prendre la communication. Il s'avance, me prenant l'appareil des mains sans douceur.
-Quoi ?
Je n'entends pas la conversation, surtout que lui reste silencieux, mais à voir sa mine effarée, je réalise que c'est quelque chose d'important. Quelque chose qui ne pouvait pas attendre une heure pour que Jordan le lui annonce. Et s'il était arrivé un truc grave, à Chris, ou à l'un de leurs parents ?
-Ok, à toute ! murmure Zach avant de raccrocher.
J'attends, tentant en vain de déchiffrer son visage. Enfin, il ouvre la bouche.
-La maison de disques vient d'appeler. Ils veulent nous rencontrer...



2 commentaires:

  1. J'ai une question. Pourquoi "I'm A Liar" la vexe autant ?

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    1. Parce que jusqu'alors elle se sentait utile à Zach pour rédiger des paroles. En découvrant qu'il écrit par lui-même, elle réalise que ce seul lien qu'ils partagent peut disparaître.

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