Chapitre 10 / 11 / 12

10


Le repas se passe à merveille. Romy et ma mère ont commencé à évoquer des anecdotes de notre enfance et ne veulent plus changer de sujet. Chacun son moment de "gloire" : la grenouillère à grelot et en velours rouge que Maman mettait à Alizé pour les grandes occasions, lorsqu'elle était bébé. L'obsession de Jordan pour les tomates quand il avait quatre ans. Le jour où Chris avait entrepris de repeindre la voiture de Bryan. La fois où Zach avait préparé une chorégraphie de Claude François pour l'anniversaire de sa mère, et où Jordan et moi faisions les "clodettes". Le Noël où j'avais découpé dans la nappe de fête de ma mère une "robe" pour Alizé...

Je me sens comme spectatrice de cette scène. Le fait d'avoir évoqué Papa quelques minutes plus tôt, dans la cuisine, me fait ressentir plus intensément son absence ce soir. Il aurait dû être là, à notre table, à rire avec nous.

Après avoir dévoré une quantité astronomique de raclette, ma mère ramène à table un saladier de salade verte et le dessert, une tarte aux fruits rouges. D'humeur taquine, elle souligne, avec un sourire, que c'est Alizé qui l'a préparée. Ma sœur rougit et bafouille. En effet, elle a opté pour ces fruits après que Maman ait mentionné que Chris en était friand...
Nos assiettes vides, nous laissons les parents siroter leur café.

De retour dans ma chambre, nous reprenons notre petit tournoi. Je laisse Alizé me battre durant la course suivante. Pendant ce temps, Zach fouille avec intérêt dans ma collection de CDs, rangée dans une tour métallique près de mon poste hifi.
-Il y a de bonnes choses, dit-il.
-Merci de ton approbation !
-Je peux mettre un truc ?
J'acquiesce. L'instant d'après, la pièce s'emplit de l'ambiance festive et des voix des Blues Brothers.
-Oh yeah ! s'exclame Chris avec un petit déhanché.
Zach et lui se mettent à jouer sur des guitares imaginaires et chantent en play back sur un même micro fictif. Jordan lâche la manette qu'il venait de récupérer et m'attrape par la taille, me faisant aussitôt tournoyer en rythme. Puis il se lance dans une improbable chorégraphie, tout autour de ses frères.
-Il danse bizarrement, chuchote Alizé à mon oreille.
Nous éclatons de rire, sans que cela ne perturbe le numéro des garçons. La chanson finie, Zach baisse un peu le volume.
-On est des bêtes de scène, assure Chris.
-A quand le live ?
-Moi j'étais en live ! rétorque Jordan.
Nouvel éclat de rire d'Alizé et moi.
-J'espère de tout cœur que tu seras meilleur avec ta batterie...
-Il a déjà commencé, dit Chris. On n'entend que lui, du matin au soir.
-Faut bien que je m'exerce... Quand je serai au sommet de mon art, vous viendrez me supplier pour qu'on monte un groupe !
-A moins qu'on décide de rester en play back, conclut Chris.

Il est minuit passé quand Romy frappe délicatement à la porte pour indiquer l'heure du départ. Les Carrisford partis, Alizé s'emporte.
-Maman ! Tu m'as mis la honte devant Chris, tout à l'heure !
-Mais non, dit ma mère en riant. C'était une taquinerie, rien de plus... Vous avez bien le droit de craquer pour un des trois frères, ajoute-t-elle en m'adressant un clin d'œil.
Sans un mot de plus, elle termine de débarrasser la table. Ma sœur soupire et part en boudant dans sa chambre. Je me charge de secouer la nappe par la fenêtre puis de la replier. Pendant quelques secondes, je me demande si les derniers mots de ma mère avaient une signification particulière. Parlait-elle seulement de ma sœur ?
-Tu vouvoies Alizé, maintenant ? je demande, en haussant le ton pour qu'elle m'entende dans la cuisine.

Lorsqu'elle reparaît, sans avoir répondu, son sourire est énigmatique.
-Tu as prévu de voir Jordan, cette semaine ?
-Non, je ne pense pas. Il part le week-end prochain avec Bryan, en Angleterre. Je me ferai peut-être une sortie au ciné avec Alex... Je peux proposer à Alizé de nous accompagner, finis-je par ajouter après une petite hésitation.
Maman s'avance vers moi et dépose un baiser sur mon front.
-C'est bien, que tu prennes soin de ta sœur. Plus tard, tu seras heureuse qu'elle soit là, que vous ayez de bons rapports. Bonne nuit, ma puce.
-Bonne nuit, Maman.

11

La semaine a filé à grande vitesse jusqu'à aujourd'hui, samedi. Ce qui n'est pas plus mal. Le bus nous dépose, Alizé et moi, au centre-ville.

Alex nous attend à l'arrêt.
-J'ai vérifié les horaires, pour le ciné. Vous voulez voir quoi ? Y a le dernier DiCaprio dans une heure.
-Va pour DiCaprio, dit Alizé. Mais en attendant, on fait quoi ?
-Vous avez faim ? On peut aller se prendre un chocolat chaud, ou autre chose. Ou faire du shopping ?
Les yeux de ma sœur s'illuminent.
-Bonne idée !
-Oh, Ali, tu sais très bien que je n'aime pas ça !
-Euh, ça se voit, rétorque ma sœur en désignant ma tenue.
Je baisse les yeux vers mon pull rayé noir et gris, que j'ai mis sur un pantalon noir. Que lui reproche-t-elle ?
-On peut au moins jeter un œil, je te proposerai deux ou trois trucs qui pourraient te mettre en valeur, et tu essaieras ce qui te plait ?
J'échange un regard avec Alex, qui a l'air plutôt enthousiaste à cette idée. Je cède donc et me laisse entraîner dans le quartier des boutiques, à quelques pas du cinéma. Le magasin choisi par Alizé est typiquement le genre de lieu où je n'entre jamais. La plupart de mes vêtements, je les prends avec ma mère à l'hypermarché, des choses confortables et basiques. Cependant, ma cadette a l'air tout à fait dans son élément.
-Tu peux choisir des vêtements qui, sans être extravagants, pourraient être plus... funs !
En l'espace d'une minute, elle a attrapé une demi-douzaine de tops et m'a poussé dans la cabine d'essayage la plus proche.

Je suis assez surprise de ses choix. Rien de rose fluo, mais des petits hauts féminins, dans des teintes que j'aime assez. Un bleu marine avec des motifs blancs, un beige avec quelques strass discrets, un parme avec des manches bouffantes.
-J'aime bien celui-ci, dois-je admettre en leur dévoilant le dernier, un pull avec de petites ouvertures aux épaules. Ali, tu as raison, je n'aurai jamais tenté ce vert...
-ce n'est pas vert, c'est canard ! glapit-elle.
Elle ajoute autour de mon cou un sautoir noir fini par une plume d'un brillant turquoise.
-Et voilà !
-J'avoue que c'est plutôt pas mal, dit Alex.
Elle aussi a eu droit aux conseils de ma sœur, bien que son cas soit moins désespéré que le mien, et arbore un joli gilet fuchsia.
-Passons à quelque chose de plus festif ! déclare Alizé.

Elle me repousse doucement dans la cabine et passe le bras à travers le rideau, me tendant un long bout de tissu noir et argent. Je l'attrape et en décrochant le cintre, je réalise qu'il s'agit d'une robe. Une robe de soirée.
-Euh, pourquoi je dois essayer ça ?
-Tsss, entends-je de derrière le rideau. Enfile-la et sors !
Je m'exécute. Le bustier et sa jupe qui s'arrête juste au-dessus du genou sont drapés de voile noir. La robe est très ajustée. Je n'ai pas souvenir d'avoir porté quoi que ce soit d'aussi moulant... Je ne suis pas du tout à l'aise. Même en ayant gardé mon pantalon en dessous. Je passe uniquement ma tête par le rideau.
-Non, ça ne va pas le faire, là...
Qu'importe, Alizé termine d'ouvrir le rideau. Elle m'observe un moment et finit par hocher la tête d'un air satisfait.
-Bien sûr il faut l'imaginer sans le pantalon, avec de petites chaussures fines assorties à la place de tes baskets informes, et avec une coiffure adéquate... Tu serais renversante !
-Super... murmure Alex.
-Petit a : j'ai l'air ridicule là-dedans. Je suis complètement boudinée. Petit b : on a une soirée prévue prochainement ?
Alizé prend un air d'experte.
-Petit a : tu n'es pas boudinée. La coupe de cette robe souligne les courbes là où il faut. Petit b : on ne sait jamais !
-Je dirai même, petit b : le jour où tu auras un évènement officiel ou une soirée, tu seras bien contente d'avoir ce genre de robe, dit Alex.
Je devine exactement à quoi elle fait allusion.
-Si c'était le cas... On reviendrait ici pour en parler !

Je me renferme dans la cabine, retire la robe et repasse mon pull sombre. J'hésite un instant mais je me décide à prendre le haut "canard" choisi par ma sœur. Je ressors et agite l'article.
-Chaque chose en son temps !
Alizé a l'air contente qu'au moins une de ses idées m'ait convaincue. Nous passons à la caisse. L'instant d'après, Alizé nous amène dans une autre de ses boutiques préférées, un stand de cosmétiques. Elle a soudain une mine sérieuse.
-Alors, je sais que tu ne te maquilles pas, mais si de temps en temps, tu veux te mettre en valeur : ce baume à lèvres colore juste pour donner un effet bonne mine. Avec tes cheveux, il faut opter pour la teinte "pêche", ou "marron glacé" si tu portes des vêtements sombres. Alex, pour toi, "framboise" serait impec' !
-On parle de maquillage ou de bouffe ? je demande.
-Pour les yeux, continue Ali sans relever. Tu as cette poudre qui est fabuleuse. Elle donne une touche de brillance, ça reste naturel mais ton regard sera bien illuminé. Tiens, essaye.
Elle saisit le testeur et déverse une petite quantité de poudre sur son index. J'ai un mouvement de recul.
-Allez, laisse-moi faire ! Je te montrerai bien sur moi, mais je te rappelle que Maman ne veut pas que je me maquille...
Je la laisse m'appliquer les petites paillettes nacrées. Puis elle me tourne vers un miroir de la boutique. Je suis agréablement surprise par le résultat.
-Pas mal du tout !
-Tu as vu ça ? Si j'avais la permission, je ne sortirais jamais sans une touche de ce truc-là !
-Comment tu as appris tout ça ? dis-je avec une certaine admiration.
-Bof... Avec mes copines, on lit beaucoup de magazines, pendant la récré. Les pages maquillage, coiffure, relooking... 
A l'avenir, je ne me moquerai plus de sa coquetterie. Tout du moins, pas autant !
Alexandra en profite pour acheter un joli kit de vernis pour l'anniversaire de sa mère.
Nos achats terminés, nous gagnons le cinéma. C'est parti pour deux heures avec DiCaprio et un gigantesque pot de pop-corn.


12

Lundi soir, en rentrant du bahut, le téléphone sonne. Je décroche. C'est Jordan.
-Je me demandais quand tu rentrerais ! braille-t'il.
-Dix-huit heures, le lundi...
-En plus, vous avez des horaires craignos... Bref, on était à Londres ce week-end ! Je t'ai ramené un truc.
-C'est gentil... Qu'est-ce que c'est ?
-Tu verras ça bien assez tôt.
-Au moins un indice ?
-C'est un grand honneur que je te fais parce que là, j'ai surtout envie de garder le truc en question pour moi.
-Tu sais parler aux filles, toi !
-C'est ce que m'ont dit les londoniennes, figure-toi !
-Je vais être obligée de te croire sur parole, vu que je n'y suis jamais allée.
-Ah bon ? Mais vous ne faites pas des voyages scolaires ? Qu'il y ait au moins quelques avantages à aller en cours, non ?
-Et bien, à vrai dire... Il y avait un séjour organisé en fin d'année dernière. Je n'y suis pas allée.
-Ah bon ?
-Y avait Matthieu parmi les participants, dis-je à mi-voix.
-Il est partout, ce type, hein ?
-M'en parle pas.
Nous parlons un peu de nos week-ends respectifs. A en croire Jordan, Londres est une longue suite de salons de thé et de boutiques de fringues où il a dû suivre Chris durant des heures, à la recherche d'un nouveau look plus "grunge", de filles à draguer et de morceaux de cheesecake à la vanille.
-J'ai aussi eu droit à mon moment shopping, rassure-toi !
Je lui fais le récit de mon aventure à Colorland. Pendant ce temps, la porte d'entrée s'ouvre, laissant apparaître ma mère essoufflée, qui commence elle aussi à raconter sa journée.
-Raccroche, tu as vu Alex toute la journée, demande t'elle avec un sourire malicieux.
-Ce n'est pas Alex, c'est Jordan.
-Ah, dans ce cas... Je te raconterai après, dit-elle d'un air entendu.
C'est sûr, ça y est, son imagination débordante a pris le dessus. Comment peut-elle penser que... Jordan et moi ?
-On se voit samedi ?
-Impeccable ! Bonne soirée.
-A plus tard.

Je raccroche, rejoignant ma mère qui range son sac et sa veste dans la penderie de l'entrée. Elle reprend son anecdote au sujet d'un groupe de personnes âgées venu suivre sa conférence de la journée au musée. Aucune allusion à Jordan. Nous préparons le repas du soir en attendant le retour d'Alizé -à la danse le lundi. Dix-neuf heures trente, la voilà. Terriblement enthousiaste à l'annonce de son professeur de danse qui ce soir, a choisi la musique de leur spectacle de printemps.
-Ce sera un hommage aux femmes influentes : pour la nôtre, il a choisi Madonna.
Alors qu'elle agite les bras pour nous faire une démonstration des mouvements qu'elle visualise pour illustrer "Frozen", elle dépose son sac contre le meuble.
-Ah, oui, au fait Liv, il y a du courrier pour toi.
Elle récupère les enveloppes qu'elle a sans doute pris au passage devant la boîte aux lettres. Deux enveloppes en kraft pour ma mère, une publicité pour des cosmétiques -qu'elle garde pour elle, évidemment- et la dernière, une enveloppe blanche, toute simple. Je reconnais immédiatement le logo, associant une plume, une couronne de fleurs et les lettres « PdP ». Les initiales du Printemps des Poètes.


J'ai gardé mon calme durant le repas, glissant la missive dans ma poche comme si de rien n'était, ignorant les regards interrogateurs de Maman. Alizé a fait diversion, sans le vouloir, monopolisant l'attention sur un pas de danse qu'elle cherche à améliorer. Ma mère tente de l'aider en fouillant dans ses connaissances personnelles, à savoir les vieilles chorégraphies de Claude François, qu'elle avait apprises par cœur dans sa jeunesse...
Alizé l'observe avec une moue pleine de compassion et promet d'en "toucher deux mots" à ses camarades du cours. La quiche et la salade de fruits terminés, je file m'enfermer dans ma chambre. La lettre me brûle presque les mains. Je déchire un des coins, si vite que j'arrache un morceau du courrier dans la foulée. Je déplie la feuille, retenant mon souffle.

Il s'agit d'un simple courrier de validation. Mon poème est bien pris en compte. Je hausse les sourcils, mes yeux se posant sur une mention, là, en gras. "Catégorie adulte" ? Pourquoi donc ? Je fouille dans mon cahier de maths, où j'ai caché le règlement du concours que je relis à la hâte.
"Sur une feuille séparée, vous indiquerez vos nom, prénom, adresse, téléphone. Vous mentionnerez également votre date de naissance si vous concourrez dans la catégorie "Jeunes" (candidat âgé de moins de dix-huit ans)."
J'ai oublié d'indiquer mon âge. Ce qui a mis mon texte dans la mauvaise pile. Je lis une seconde fois mon courrier. Il n'y a pas de numéro de téléphone à contacter. Dois-je leur envoyer une seconde lettre pour rectifier le tir ?
Et puis, pourquoi faire ? Mon texte va simplement passer en évaluation. S'il doit plaire, il plaira, peu importe qui l'a écrit, non ? Je me sens gonflée d'une assurance nouvelle, enivrante. Le courrier regagne son enveloppe, qui elle-même s'en va reposer dans le tiroir fermant à clé de ma table de chevet.



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